« Artem & Eva » d’Evgeniy Milykh : Pornographie et délicatesse
Si son introduction laisse présager d'un bon gros documentaire qui tache sur le porno, Artem & Eva d'Evgeniy Milykh détourne les attentes voyeuristes ou "journalistiques" en faisant un portrait intimiste, par petites touches, d'un très jeune couple qui cherche ses marques à la fois dans sa vie et dans l'industrie éclatée de la pornographie en ligne. En s'attardant sur ces deux jeunes adultes qui doivent faire face à un paradoxe, celui d'être à la fois des enfants timides et des stars du X, Artem & Eva développe lui même un beau paradoxe, celui d'être un film d'une grande délicatesse sur la pornographie.
« Artem & Eva », un film d'Evgeniy Milykh (2023)
Les premières minutes d’Artem & Eva d’Evgeniy Milykh, documentaire produit et diffusé par Arte – qui a agrémenté le titre du film fort opportunément par un bien senti « Les hardeurs romantiques » –, en donnent en quelque sorte pour leur argent aux voyeurs qui seraient venus là dans l’optique de se rincer l’œil, d’assister aux « coulisses » de vidéos pornos en train de se faire, avec toute les démonstrations sexuelles que cela pourrait entrainer, quand bien même l’aspect « pornographique », « explicite », en serait évidemment expurgé. On y voit les deux « hardeurs » du titre, Artem et Eva (de son vrai prénom Yulia), procéder à une éjaculation faciale par pompe interposée, non sans avoir préalablement été choisir dans un sex-shop la prothèse pénienne adéquate pour ce faire. Cette introduction « explosive » est ensuite ponctuée par l’apparition du titre du film, Artem & Eva, en toutes lettres blanches et à l’effet « lacté » rappelant de manière assez explicite la texture du liquide blanc qui vient de jaillir sur le visage d’Eva. Ces premières minutes, si elles peuvent apparaître comme putassières, en viendraient presque à rappeler le début de Mektoub My Love : Canto Uno d’Abdellatif Kechiche, dans lequel le cinéaste donnait lui aussi à ceux qui étaient venu là pour les mauvaises raisons – appâtés par l’aspect sulfureux de La Vie d’Adèle ou détracteurs avides de trouver dans le film suivant du grain à moudre pour accentuer leur haine du réalisateur – ce qu’ils étaient venu chercher, pour ensuite évacuer totalement l’aspect pornographique de son film et mettre ainsi les voyeurs et les « haters » dos-à-dos dans leur démarche absurde.
Car Artem & Eva, après ce départ en fanfare, qui semble aller directement dans le vif du sujet, dévie tout de suite de cet élan voyeuriste et complaisant pour s’intéresser aux deux protagonistes, Artem et Yulia, un jeune couple russe qui se trouve faire des vidéos pornographiques sur PornHub, dans leur vie quotidienne. Le film est en cela déceptif non seulement pour les voyeurs dont nous parlions précédemment, mais aussi pour les spectateurs qui seraient à la recherche d’un regard documenté sur l’industrie pornographique sur internet. Pour cela, il existe d’autres films, notamment un documentaire sur Netflix (Money Shot : The Pornhub Story de Suzanne Hillinger), peut-être plus « documenté » mais aussi bien plus « orienté » et plus « télévisuel ». Le film d’Evgeniy Milykh est, en ce qui le concerne, le portrait finalement assez intimiste et délicat d’un jeune couple qui doit composer avec un paradoxe : celui de devenir d’une part des « stars du X » et d’autre part, de n’être restés que de grands adolescents ou de très jeunes adultes qui ont du mal à trouver leurs marques, à la fois au sein de leur propre couple et de cette « industrie » informelle et éclatée qu’est la pornographie en ligne.
Il y a finalement assez peu de scènes de tournages pornographiques dans Artem & Eva, et ceux-ci sont la plupart du temps montrés de manière brève, mais mettant presque toujours l’accent sur la manière dont ils sont vécus par Artem, pornstar malgré lui, et ancien timide qui ne se refait pas, ce qui donne généralement lieu à des instants comiques, parfois légèrement dramatiques. Mais l’essentiel du film se concentre donc sur le couple en dehors de leur activité « professionnelle » informelle et secrète – leurs familles respectives ne sont pas au courant. On les voit ainsi discuter, se balader, étudier, passer du temps avec leurs amis, s’adonner à leurs hobbys – Artem joue de la guitare, par exemple. Puis, au fur et à mesure que le film avance, les scènes de ménage commencent à affleurer, souvent liées à l’activité pornographique grandissante d’Eva-Yulia et à l’agacement progressif d’Artem quant à cette situation. Même si l’un et l’autre ne haussent jamais vraiment le ton, le mal-être du couple commence à se faire sentir, mais peut-être n’est-ce qu’un passage à vide.
Si à la fin le couple est toujours ensemble, celui-ci semble rester empreint d’une certaine mélancholie, d’une lassitude qui transparaît dans les derniers regards qui sont captés par la caméra lors d’une scène banale de déambulation qui clôt le film. En plus de suivre ce couple qui est plongé au cœur d’un paradoxe de vie, comme on l’a déjà dit, Artem & Eva est un film paradoxal parce qu’il commence de manière « tonitruante », plongeant directement dans la fange de ce que pourrait être un bon gros film qui tache sur le porno, mais déviant vers un portrait par petites touches, empreint d'une vraie délicatesse, sur ce jeune couple qui cherche ses marques. Alors que l’on pouvait craindre un regard complaisant, celui du film épouse ceux d’Artem et Yulia, tâtonnant avec eux dans cette vie qui les déstabilise. Et si les propos de l’un et l’autre peuvent parfois étonner – ils ont par exemple tous deux un regard assez lucide sur leur génération, mais Artem a aussi parfois des réflexions à la limite de la misogynie –, c’est dans leurs petites chamailleries que le film les dévoilent le plus souvent comme ce qu’ils sont malgré eux : des enfants. Lors d’un voyage, alors qu’ils se sont égarés dans une ballade en hauteurs, chacun accuse l’autre tour à tour de se comporter comme un enfant. Ce sont ces moments, parmi d’autres petites touches disséminées ça et là qui donnent au film sa voix et sa spécificité, celle du paradoxe.
Poursuivre la lecture autour de la pornographie
- Anton Garreau, « Rocco, pornologie du tyran », Le Rayon Vert, 15 janvier 2018.
- Guillaume Richard, « Exposition « WEPORN » : L'Irréductibilité du Corps face à la Pornographie », Le Rayon Vert, 14 novembre 2016.