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Jaylin Webb et Anthony Hopkins assis sur un banc dans Armageddon Time
Rayon vert

« Armageddon Time » de James Gray : Enfance sans fards

Pierre Mathieu
Dans Armageddon Time, James Gray n’entend pas poser sur sa jeunesse un regard nostalgique et émouvant, informé par l’adulte et l’artiste qu’il est devenu, mais travaille plutôt avec les exigences parfois arides de la quête d’exactitude du souvenir. S’attachant à traduire les contours indécis et les silhouettes d’un passé résolument sombre, coulés dans l’étroitesse et la violence du cadre domestique et scolaire, il offre néanmoins à son alter ego Paul Graff une véritable épaisseur et une porte de sortie finale, lui permettant à la fois d'échapper à la rudesse du monde tout en continuant à le hanter.
Pierre Mathieu

« Armageddon Time », un film de James Gray (2022)

Paul Graff (Banks Repeta) s’affaire sur sa table d’écolier du Queens. L’exercice donné par Mr Turkeltaub (Andrew Polk), professeur aussi tyrannique que falot, est clair : il s’agit de réaliser un calligramme, directement inspiré de la sortie au musée Guggenheim qui a eu lieu la veille. Donner une forme évocatrice à un substantif de son choix pour traduire l’émotion laissée par la visite. Le projet est étonnement pompeux, et l’injonction, « BE CREATIVE », écrite au tableau à la craie, un brin ironique au regard de l’imagination étroite de l’enseignant et de l’institution normative qu’il incarne. Docilement, les élèves s’exécutent, mais le jeune héros d’Armageddon Time préfère reproduire, trait pour trait, couleur pour couleur, le tableau de Kandinsky qui a frappé son imaginaire lors de cette escapade. Mécontent de ce qu’il interprète comme une bravade, Turkeltaub brandit aux yeux de la classe l’objet du délit. Au milieu des rires de l’assemblée se singularise alors la voix de Johnny (Jaylin Webb), seul élève noir de la classe et fidèle complice de Paul, qui salue la beauté de cette reproduction amateure.

Cette scène, ouvertement démonstrative, rappelle au spectateur ce qui fait la singularité et l’intérêt du film de James Gray : le cinéaste n’entend pas poser sur sa jeunesse un regard nostalgique et émouvant, informé par l’adulte et l’artiste majeur qu’il est devenu, mais travaille plutôt avec les exigences parfois arides de la quête d’exactitude du souvenir. Refusant, comme son alter ego filmique, de produire une forme-sens novatrice, il s’attache plutôt à traduire les contours indécis et les silhouettes d’un passé résolument sombre, coulés dans l’étroitesse et la violence du cadre domestique et scolaire.

Aussi le classicisme assumé de son long-métrage est-il la conséquence de cette entreprise sincère, qui place parfois le spectateur dans un rapport ambivalent à la fiction : si nous sommes tentés de trouver appuyés ou parfois trop signifiants les personnages ou les trajectoires qui jalonnent Armageddon Time – et notamment celle de Johnny, jeune homme noir qui s’impose à l’écran comme une victime totale et sacrificielle du racisme ambiant des eighties que dénonce le cinéaste –, nous sommes aussi rattrapés par l’idée que dans une œuvre qui s’assume comme ouvertement autobiographique, la violence tristement banale du réel l’emporte parfois sur les subtilités et les audaces scénaristiques que nous serions en droit d’espérer.

L’intérêt du film de James Gray se trouve ailleurs : Armageddon Time nous retient moins en tant que portrait fidèle d’une époque – le New-York et l’Amérique rance des années pré-Reagan – qu’en tant que regard porté sur et par l’enfant qui la traverse. Quand les fatalités, les névroses familiales et le poids de l’Histoire pèsent lourd sur les épaules du récit de James Gray, c’est le mystère intime entourant Paul Graff qui, au bout du compte, nous habite durablement et nous fascine.

Familles, je vous hais

« Armageddon Time » est une citation, un fragment des propos catastrophistes tenus par le candidat Reagan soucieux de se faire élire en faisant trembler dans les chaumières de la middle-class blanche américaine. De ce point de vue, le titre du film est un pied de nez : à la ressaisie d’un air du temps, d’une époque où le rêve américain se heurte aux remous conservateurs et racistes qui agitent le pays, Armageddon Time oppose l’exploration des trajectoires intimes et contrastées de personnages qui en racontent quelque chose de plus subtil. Autour de Paul gravitent ainsi les figures mouvantes et complexes de la famille Graff. Esther (Anne Hathaway), mère au foyer d’une irrésistible malice, rêve d’un poste au conseil communal, et voit ses modestes ambitions politiques contrariées par l’un des quatre-cent coups de son fils rebelle. Le père, Irving (Jeremy Strong), s’affirme lui comme un alliage complexe de faiblesse indulgente et de violence abusive : incapable de tenir tête à son jeune fils qui n’hésite pas à commander chez le traiteur asiatique en plein dîner familial, il peut aussi le battre à coup de ceintures, pour la bêtise de trop, dans une scène d’une brutalité saisissante. Aaron (Anthony Hopkins), grand-père aimant et seul véritable interlocuteur de Paul, se révèle lui aussi d’une grande ambiguïté : s’il est le premier à encourager son petit-fils dans l’accomplissement de ses rêves artistiques – il lui offre sa première palette de gouaches –, il le berce aussi en lui contant les récits effroyables et imagés des pogroms en Ukraine, et l’entretient dans l’idée d’un antisémitisme atavique que seule la réussite sociale peut venir compenser. Dans une scène de déjeuner familial, le spectateur comprend ainsi que c’est ce même grand-père humaniste qui est à l’origine de l’inscription de Paul dans le système éducatif privé. L’enfant est d’autant plus revêche à l’écran qu’il navigue sans cesse entre ces injonctions contradictoires : il lui faut « devenir un mensch », et, du fait de son passé juif, prendre fait et cause pour les minorités opprimées mais ne pas frayer pour autant avec les noirs-américains – son ami Johnny en tête –, qui font chuter le niveau scolaire des écoles publics de son quartier et sont susceptibles de corrompre les jeunes blancs par leurs activités illicites.

Banks Repeta et Jaylin Webb courent sous un pont de Central Park dans Armageddon Time
© Focus Features

Le microcosme intime que restitue James Gray avec une grande acuité rejoue autour de quelques personnages les paradoxes de cette époque, ce qui explique pour partie que le spectateur ressent pour chacun des membres de la famille Graff un mélange de rejet et d’attachement. C’est, en définitive, l’essence même de cette cellule familiale qui obsède le réalisateur : elle est dans le film un lieu d’épanouissement comme un lieu d’entraves, un refuge protecteur tout autant qu’un enfer intérieur pour l’enfant qui oriente sa caméra. Elle apparaît comme une miniature où sont interrogées toutes les logiques d’appartenance, qu’elles soient culturelles ou nationales : comment Paul pourrait-il se sentir pleinement membre d’une institution (l’école), d’une culture (juive) ou d’un pays (l’Amérique) quand il peine à penser sa place au sein de sa propre famille ?

La cabane en bois située dans le jardin de la maison Graff, souvenir bien réel de l’enfance de Gray, devient, à cet égard, le lieu d’une belle métaphore filmique. Il s’y recompose un foyer exempt des tensions et des frustrations insolubles qui agitent le monde des parents, puisque la maisonnette accueille Johnny dans sa déshérence et sa fugue au milieu du film, et qu’elle offre aussi à Paul la possibilité de disposer d’un univers familier qui n’appartient qu’à lui. Elle se comprend comme la promesse essentielle d’une chambre à soi, ce qui met en lumière un autre motif structurant d’Armageddon Time : le rapport de l’artiste au monde, et la place qu’il s’y choisit.

A Ghost Story

En dépit de sa structure chronologique très lisible et de sa facture classique, Armageddon Time propose des pas de côté formels qui, par leur rareté, disent beaucoup de la vision artistique de James Gray. Le travail sur la couleur – qui tire peu à peu sur le sépia –, les flous de la focale – notamment lors d’une scène de coucher où l’image d’Esther vacille sous les yeux ensommeillés de l’enfant – mais aussi les travellings finaux qui nous font parcourir les pièces vides de la maison Graff sont autant d’indices de la fuite du temps et charrient une vision presque proustienne du rapport à sa recomposition. Autour de Paul, les êtres apparaissent comme des photogrammes que le souvenir n’a pu pleinement figer, et leur netteté s’estompe à mesure que s’affirme la singularité du fils, dans une forme de vampirisme qui voit les parents disparaître au profit de l’émergence de leur enfant. La figure de la mère, qui s’imposait par la vivacité du jeu d’Hathaway dans les premiers temps du film, se dilue à mesure que les saisons qui ponctuent le récit s’enchaînent, pour n’être qu’une ombre terne et silencieuse au revenir des funérailles d’Aaron dans la dernière partie du récit. Écrasé par le statut de patriarche dont il hérite bien malgré lui à la mort du grand-père Rabinowitz, Irving se sclérose lui aussi, et s’isole dans son obsession d’ascension sociale. La scène nocturne qui voit la famille Graff remonter en voiture les ruelles huppées d’un quartier new-yorkais pour s’émerveiller de ses imposantes maisons est en cela parlante : dans le clair-obscur des réverbères, les contours des bâtisses cossues sont autant de chimères indistinctes qui laissent Paul indifférent.

S’ils hantent Armageddon Time, les rêves américains des aînés ne sont pas ceux de Paul Graff, lui qui se fantasme plutôt en peintre abstrait et adulé au cœur d’une séquence imaginaire qui ponctue sa visite scolaire du musée Guggenheim. Plus encore, la complexité et la richesse de ce personnage central sont liées à la coexistence dans la trame du film de son statut d’enfant qui grandit et de celui, plus discret, d’artiste qui s’affirme. Enfant, Paul ne peut être que dépossédé de certains de ses choix par les logiques sociales et les tensions familiales qui conditionnent son existence : loin d’être un héros volontariste, il trahit Johnny face à la police à la suite du vol d’ordinateur dont il est pourtant à l’initiative. Cette scène, bien qu’un brin caricaturale, explore moins la faiblesse morale du personnage qu’elle pointe la naïveté d’un adolescent qui n’a pas pleinement pris conscience des risques qu’il fait encourir à son partenaire de crime. Paul continue de voir Johnny à travers les yeux de l’amitié et non au prisme des préjugés raciaux d’une société qui cherche moins ses coupables qu’elle ne les connaît déjà. Son insouciance coupable constitue, chez James Gray, une réponse au cynisme du monde qu’il décrit : elle nourrit l’idée d’un jeu de décalage dans la manière de l’habiter, une poésie du retrait qui informe la vision de l’art du cinéaste.

Armageddon Time s’achève sur le départ discret de Paul : assommé par le discours ultra-libéral tenu par Fred Trump, principal financier de l’école privée qu’il a fini par rejoindre, le personnage s’extrait de l’assemblée attentive pour regagner la solitude choisie que lui offre la rue. Cette fuite constitue un signe fort et personnel pour le réalisateur : le refus de son alter ego est fondamentalement le sien. Plutôt que de rallier un ordre social où la réussite passe par l’ascension violente, l’enfant Gray/Graff s’en soustrait, rêve à d’autres échappatoires et à d’autres formes d’élévation : celles des couleurs abstraites et des traits verticaux de Kandinsky, celles des fusées qu’il fait décoller avec son grand-père ou qu’il dessine au fusain. Il est ainsi frappant de noter que chez le cinéaste américain, les plus grands rêveurs sont toujours des figures fantomatiques, ou des avatars familiaux qui ont trait à l’absence : Roy McBride (Brad Pitt) traverse l’espace, dans Ad Astra (2019), obsédé par l’idée de retrouver un père qui a délaissé sa famille au nom de ses ambitions spatiales ; Jack Fawcett (Charlie Hunnam), enfiévré par la découverte de territoires inconnus, abandonne peu à peu les siens dans The Lost City of Z (2016), et se perd littéralement dans la luxuriance de ses fantasmes d’exploration.

En ancrant cette réflexion dans une trajectoire plus directement autobiographique et intime, James Gray réussit à donner au personnage de Paul Graff une incroyable épaisseur. Il nous sensibilise, dans Armageddon Time, à une forme de résistance fondamentale au réel qui n’est pas sans lien avec la condition d’artiste telle qu’il se l’imagine, et qui fait écho aux spécificités de l’enfance. Quand la violence du monde s’avère trop lourde à porter, il est plus que légitime de chercher à le fuir ou, plus encore, de parvenir à le hanter.


« Armageddon Time : La déception sans exception » par Des Nouvelles du Front cinématographique

Armageddon Time sonne en sourdine le glas d’une enfance choyée. À peine aura-t-elle eu le temps de jouir de n’avoir pas été dupe des discours fallacieux du mérite individuel servis par les nouveaux représentants des classes possédantes, qu’elle rend à la lucidité la conscience malheureuse qui en représente la petite monnaie. Le non dupe a la conscience malheureuse de savoir ce qu’il doit au « nom-du-père » dont Lacan disait qu’il fallait l’écrire aussi ainsi : les « non-dupes errent ». Comment le film de James Gray ne pourrait-il pas décevoir en ajointant aux facilités d’une lucidité rétrospective une conscience malheureuse, qui est la mauvaise conscience de l’enfant assumant de n’avoir pas déçu en répondant aux attentes de son temps ?

Les fils déçoivent

Armageddon Time propose comme de coutume un nouveau récit de formation. Le nouveau ne tient cependant pas en l’usage d’un genre dont James Gray a la maîtrise torve, qui a plus d’une fois tiré le modèle romantique du Bildungsroman du côté des initiations à la déception, c’est là son obsession. Loin de louer les trajets hétérodoxes ou de valoriser les trajectoires d’exception, le cinéaste n’a jamais rien filmé d’autre, au fond, qu’une seule situation et sa réitération, comme Sisyphe heureux à rouler toujours le même caillou : qu’en toute existence il y a, oblique, la désublimation des passions.

Pier Paolo Pasolini disait des fils que leur tragédie consistait en ne rien savoir du désir de leurs pères et c’est la tragédie d’un non savoir filial qui ferait le lit de l’Histoire. James Gray pense sûrement la même chose, tout en marquant de son côté que si les fils sont les légataires d’une incompréhension paternelle, la tragédie des héritages fautifs n’a d’autre vocation qu’à nouer les destins dans l’anneau des désirs contrariés. Les fils ne souffrent d’aucune exception : ils déçoivent, immanquablement.

Les fils déçoivent les pères et quand ils arrivent à les contenter, c’est en cédant sur leur désir propre. Le contentement est donc à ce prix, celui des trahisons auxquelles on consent, même en n’en pensant pas moins. S’en remettre au désir de l’autre qui est le père engage à la trahison que rédime, seule, son acceptation. Les fils ne souffrent d’aucune exception : ils se déçoivent aussi, infailliblement.

Même dans la contrition des formes et des récits adoptée par James Gray, l’opératisme fait son effet. Le vérisme est pour cet amateur d’opéras italiens celui des repentirs, sans sommation un dolorisme.

On n’est le fils de son père qu’en l’étant des déceptions qu’impose la filiation, déceptions paternelles et filiales posées d’un film à l’autre en vis-à-vis, qui se mirent dans les glaces de la reconnaissance du grand salon familial. Le retour du fils ne sera jamais celui de sa prodigalité (Little Odessa, 1996). Un autre fils revient mais pour trahir l’arrangement sur lequel repose la cohésion des siens (The Yards, 2000). Sur le mode de l’inversion à l’œuvre dans le film suivant, on ne revient dans le bercail de la Loi qu’avec la trahison de la famille mafieuse d’adoption (We Own the Night, 2007). Quand on consent à l’injonction familiale, c’est pour regarder avec un œil crétois l’abandon de l’objet cause de son désir (Two Lovers, 2008). Le fils ne se résout pas à ne pas figurer le paria, y compris pour sa communauté de destin, en étant pur de tout rachat (The Immigrant, 2013) ou alors en ayant pour seule valeur et vaillance de rejoindre le délire paternel qui est une jungle sans retour possible (The Lost City of Z, 2016). En jouant encore d’inversions des polarités dans la succession des films, le fils rejoint à nouveau le père mais pour comprendre qu’il est injoignable, Saturne intouchable (Ad Astra, 2019). Chronos demeure ce souverain hautain et lointain, royalement indifférent à Zeus dans sa fusée, inébranlable devant son fils indésirable, marqué au coin d’une impropriété sans remède.

La conscience malheureuse du non dupe

Armageddon Time peut décevoir, sauf à voir comment la déception y participerait d’une assomption. Cela a un nom philosophique, la conscience malheureuse qui épaissit d’un voile supplémentaire les plis d’une disposition habituelle à la mélancolie, saturnienne forcément(1). Le nouveau long-métrage raconte pourtant l’amorçage d’une réussite sociale dont l’auteur personnifie la réalisation, rendant à César ce qui appartient à César. On pourrait facilement s’en irriter, Paul Graff qui joue des coudes face aux autorités familiales et professorales, qui fait déjà son miel de son émerveillement devant Kandinsky exposé au musée Guggenheim, qui jubile de découvrir que sa peinture d’une fusée est elle aussi exposée dans la vitrine du collège pour riches qu’il vient d’intégrer sur recommandation de son grand-père adoré. Ce gamin a tout pour décoller et s’il est un double de fiction de James Gray, on ne voit pas bien alors ce que l’on pourrait lui contester. La fusée pour jouer dans le parc prépare assurément déjà aux grands décollages hollywoodiens d’Ad Astra. Mais s’il y a étoiles, quels sont alors les aspera, quelles sont les difficultés pavant le sentier tout en oblicité des monstra?

On voudrait croire que James Gray rigole du prêchi-prêcha de Ronald Reagan prévenant à la télévision de la « fin des temps » auquel participe l’URSS, ce vaisseau spatial déjà en cours de démantèlement en ce début des années 80 qui sonnent la décennie triomphante du programme « Star Wars ». La moquerie est courte parce qu’il est réellement question d’apocalypse, une fin du monde toute domestique revenant au fils qui ne fera pas longtemps le désespoir de ses parents parce que la trahison, le renoncement et la déception ne se joueront pas avec eux mais avec le copain resté à quai.

Armageddon Time sonne en sourdine le glas d’une enfance choyée qui, à peine aura-t-elle eu le temps de jouir de n’avoir pas été dupe des discours fallacieux du mérite individuel servis par les nouveaux représentants des classes possédantes, Trump père et sœur, rend à la lucidité la conscience malheureuse qui en représente la petite monnaie. Le non dupe a la conscience malheureuse de savoir ce qu’il doit au « nom-du-père » dont Lacan disait qu’il fallait l’écrire aussi ainsi : les « non-dupes errent »(2). Le nom de Graff qui renvoie à Gray en fonctionnant comme substitut à Greyzerstein, patronyme familiale originaire marqué d’une judéité fautive, après tout dit le comte en allemand.

Paul est un petit nobliau dont le palefrenier est Johnny, le petit copain noir du Queens. James Gray sait très bien que la fusée qui projettera son double dans les étoiles de la pratique artistique et de la reconnaissance internationale n’emmènera jamais son ami, qui rêvait autant que lui de décoller de sa condition stigmatisée. Il le sait en n’ayant rien d’autre à offrir à l’ami du temps jadis que la conscience malheureuse qui figure le côté face d’une non-duperie qui en représente le côté pile.

Un fils l’est de son père comme de son temps (et Trump d’être son frère)

D’un côté, James Gray travaille en artisan à la désublimation des passions filiales qui se paient des déceptions paternelles et des renoncements personnels. De l’autre, il n’en reconduit pas moins un mythe, celui du père dont le réel mythique comme le disait encore Lacan est une fonction nécessaire à jouer aux non-dupes, au prix cependant que l’errance soit celle de la conscience malheureuse. On saisit alors comment il s’en remet ici à la politique de ses pairs, les pères qui l’ont précédé dans la reconnaissance des réalisateurs de films en tant qu’ils en sont les auteurs – ceux de la Nouvelle Vague. En effet, James Gray n’hésite pas à citer par deux fois Les 400 Coups (1959) de François Truffaut, pour la séquence du plagiat (Kandinsky pour Paul en lieu et place de Balzac pour Antoine Doinel) et celle du vol d’une machine à écrire (à laquelle se substitue un ordinateur, années 80 obligent), mais en échangeant symboliquement les positions. Car, dans les deux cas, Paul n’occupe pas comme attendu la position d’Antoine Doinel, l’enfant encombrant, le paria indésirable, mais celle de son ami plus confortablement installé, René Bigey, double du vrai Robert Lachenay.

Quand plus tard, à l’occasion de la séquence de commissariat suivant celle du vol, James Gray s’inspire de la scène finale d’Au revoir les enfants (1987) de Louis Malle, c’est, là encore, pour renverser les rôles en donnant à son double Paul le pouvoir d’un regard fatal sur son ami. L’inversion possède même une certaine audace quand elle est le fait d’un cinéaste qui, s’il rappelle le poids exercé par l’antisémitisme dans sa forme européenne extrême sur son histoire familiale, n’en ignore pas moins que l’enfant soumis au sens du placement et à la stratégie scolaire mis en place par ses parents s’en est tellement mieux tiré que le copain noir, inexorablement happé par le déclassement(3).

L’exercice autobiographique se joue alors à double détente. L’après-coup des regards rétrospectifs valorise les lucidités au risque d’une illusion de perspective bien analysée par la sociologie(4). La compensation serait alors donnée par la conscience malheureuse censée lester les facilités de la lucidité et sa précocité. Mais il y a un prix à l’amortissement des consciences malheureuses, c’est la mauvaise conscience des non-dupes qui errent par la faute mythique du nom-du-père. La manière assez désinvolte avec laquelle les derniers plans évacuent littéralement les lieux vides de la maison familiale indique assez bien qu’on ne saurait s’alléger des fautes héritées qu’en les mettant au compte de l’autre, ce père qui n’était pas seul – tous les pères, le père, le grand-père et leurs pairs.

Le film du cinéaste qui raconte avoir fait craindre la déception de ses parents en avouant avoir trahi surtout son ami déçoit. Non pas parce qu’il l’aurait trahi en se rachetant une conscience par l’aveu de la trahison fautive, mais parce qu’il n’a pas d’autre idée que d’ajointer à l’après-coup fallacieux de la lucidité une conscience malheureuse qui est la mauvaise conscience de l’enfant assumant d’avoir répondu aux attentes inégalitaires de son temps. Parce qu’un fils l’est autant de son père que de son temps, et qu’en l’étant de plus d’un père, il sait également avoir Donald Trump pour frère.


« Armageddon Time » de James Gray : Politique des zombies, par David Fonseca

« Se révolter, c'est courir à sa perte, car la révolte, si elle se réalise en groupe, retrouve aussitôt une échelle hiérarchique de soumission à l'intérieur du groupe, et la révolte, seule, aboutit rapidement à la soumission du révolté... Il ne reste plus que la fuite. », Henri Laborit, Éloge de la fuite

Armageddon Time est un film d'horreur. Un film de zombie. Ou comment les gisants de Romero & Cie ont contaminé non plus par les marges le cinéma américain, mais son centre. Back in the time pour se demander comment fuir un monde de rampements autrement que par l'éloge de la fuite ? Back in the Time dans la tête du cinéaste pour éclairer toute sa filmographie.

Armageddon Time est un film d'horreur. Un film de l'horreur américaine où seuls les descendants des pères pèlerins du Mayflower continuent de croire à son rêve. Un film sale, pas très aimable. Un film 80's nettoyé de sa gangue nostalgique. L'Amérique entre dans sa période pré-hivernale. Horreur, malheur. Reagan enfantera bientôt Trump, lui-même enfanté par d'autres mauvais génies. Tout un rêve s'y fourvoie. Tout y pourvoie sur le plan de la mise en scène. Comme si un abat-jour affaiblissait son éclat, la lumière semble en deuil dans Armageddon Time. S'agira-t-il pour autant d'un énième récit familial filmé par James Gray ? La photographie refuse le sépia. Le son introduit un décalage. Armageddon Time sera plutôt l'odyssée d'un souvenir impossible à reconquérir : filmer, non pas le rêve américain enfui, mais une idéologie tout étoilée d’obscure ignorance, pour tromper les gardiens. Car dans ce rêve, pas une menace de descellement, où tout y a été tellement exhibé, crié si haut, que tous s’y sont habitués, que chacun s’en est accommodé pour le faire sien comme la famille Graff dans le film. Tout cela multiple, énorme, obsédant, à boucher la vue, sauf, peut-être, le regard de l'enfant perdu en soi.

Armageddon Time sera donc un film de mort-vivant. Le rêve américain passera par une galerie de personnages zombifiés, désubstantialisés par les moulins de ce vent. La famille du jeune Paul Graff (Banks Repeta) y sera filmée non pas comme un continent à la dérive, mais en dérivation, ses possibilités d'écarts étant tenus par le fil de cette chimère. Le père Irving (Jeremy Strong), la mère Esther (Anne Hattaway), le grand-père Aaron essentiellement (Anthony Hopkins), Juifs, à qui se posent le problème de l'intégration, de la leur comme celle de leur (petit-)fils. Tous en quête d'un perchman, pour le hisser afin qu'il voit de plus haut le doux rêve américain depuis ses étoiles, lui, dessinateur en herbe, qui se rêve cosmonaute avec son ami Johnny (Jaylin Webb) pour s'en aller voir ce qu'il y a de si beau en bas. Mais, paradoxalement, père, mère, grand-père, à vouloir le meilleur pour leur progéniture, incarnent finalement le cauchemar en marche des années pré-Reagan, qui se prépare, dans le film, à son élection. Ils en sont au prélude comme à l'achèvement. Sans qu'il y ait nécessité pour James Gray de montrer les effets délétères d'un certain type de libéralisme, il choisit plutôt de filmer ce que politique veut dire sur les corps et les consciences de chacun.

Paul Graff et sa mère dans Armageddon Time
© Focus Features

Politiquement, la famille Graff est un dépliant reaganien, quoi qu'elle veuille le critiquer lors d'un débat télévisé. Sans qu'ils s'en aperçoivent, ils en sont déjà les zombies. Dans leur désir d'intégration, ils désintègrent l'Amérique qu'ils voudraient incarner au possible. Le père, tendance 50's sur le retour au plan éducatif, a le tropisme du patriarche absent : mi-sentencieux mi-coléreux, il s'efforce de reprendre ses territoires perdus par la force. Il n'a plus que ses mains pour battre le fer de sa chimérie, faire en sorte que son fils fasse mieux que lui. Sans jamais s'apercevoir qu'à ce jeu de l'échelle sociale manquera toujours une marche. Et plutôt que monter, reposera sur du vide et s'enferrera à ce barreau absent, celui de sa propre limite. La mère, Anne Hattaway parfaite en condottiere effacée, laisse la main au père pour mieux diriger ce vide. Modèle VRP de l'intégrationnite aiguë, publicité vivante de la mère pré-post-reaganienne au foyer, parente d'élève aux aspirations de présidente du collège de son fils, elle est l'incarnation zombie d'un modèle qui se voudrait progressiste, aux relents passéistes. Le grand-père, personnage essentiel du film, Antony Hopkins lui-même zombifié dans le jeu, plus tenu, qui semble le moins dupe de la Chimérique, est pourtant celui qui l'incarne au possible. Personnage biblique (Aaron), symbole de l'Exode dans la Bible, Noé voulant éviter le naufrage social de son petit-fils, c'est lui qui prend la décision de le changer d'école. Du public vers le privé, afin de lui donner les meilleures chances de réussite, c'est-à-dire, en langage US, ne pas devenir un black face, se défaire de la prétendue influence de son ami Johnny-le-Noir. Du public au privé, soit la direction prise par la faillite d'un idéal républicain gauchi d'emblée.

Curieux personnage, le grand-père Aaron, le plus décentré, le plus dupe de son propre discours, cependant. Dans une scène clé du film, il explique ainsi la règle faussée du jeu social de l'intégration à Paul, auquel il demande pourtant de participer. Un jeu dont les dés seraient pipés. Car un Juif sera toujours un Juif, un Noir, il en faudra toujours deux pour faire une blanche. Malgré tout, à l'instar de sa famille, Aaron est pris dans les phares de cette illusion que l'intégration sera possible. Mais à la désirer, il finit par se trumpiser avant terme. Le grand-père, finalement, est le personnage horloge du film, qui dicte son diktat, le plus à l'heure de son époque.

Dès lors, le personnage essentiel d'Armageddon Time n'est pas tant Paul. C'est son contrepoint, Johnny. Dans un jeu social à cases banches, le seul pion noir, Johnny le maudit, dont le jeu en retenue exprime à la fois le refus et la résignation est la loque de Beckett qui dit sa vérité à l'installé (car Johnny erre, bientôt chassé de son foyer). Le refus, car il rêve aussi du rêve américain, devenir cosmonaute, jusqu'à ce qu'un autre jeune homme noir vienne le briser dans sa trajectoire lors d'une scène dans le métro new-yorkais, par où se révèle aussitôt sa résignation. Mais par une présence nette à l'écran, nue, raide, en même temps âpre, heurtée. Une apparente neutralité faite de contraires, de tension, d’énergie accumulée. Car lui sait que rien de rien ne sert à rien. Ce qu’il ne peut pas ne pas dire, tout de même, pour l'avoir intériorisé. Mais avec la main froide comme une pierre : la discrimination n'est pas l'envers du décor américain, l'émancipation (des uns) a au contraire pour moteur l'exclusion (des autres). Good cop/bad cop choisira toujours un noir contre un blanc. Johnny, une parole froide, sans discours, délivrée par de simples regards qui éparpilleraient les toits, déferaient les identités : délié l’esprit, libres, mains et regards, si ce n'était la morne fatalité.

Voilà le tragique du film : à vouloir jouer le jeu de l'intégration, chaque parent de la famille Graff participe dans son effort tenace à la logique d'exclusion, une partie qui ne sera donc jamais à somme nulle. Et c'est pourquoi ce jeu si sérieux, finalement, il faut le confier à des enfants, Paul et Johnny, car un jeu est toujours trop sérieux, même quand on n'a pas encore 17 ans (Ferré). Un jeu possède des règles, l'anglais distinguant opportunément le game du play, plus libre, délié. Mais que peuvent des enfants face à un système comme à leurs parents ? Pour un genre vertébré qui ne connaîtrait plus la station debout, peut-être possèdent-ils les paroles précieuses pour redresser le dos. L'enfant est ainsi envisagé comme messager dépêché des crêtes, petit-fils d’un long hiver, coursier trop longtemps bouclé dans sa noire écurie pierreuse. Une voix d’autant plus pure que lointaine et peut-être à jamais perdue que s'efforce pourtant inlassablement de collectionner James Gray.

Que faire alors pour Paul quand Johnny sait déjà que tout est fini ? Le petit Gray/Graff n'est pas un héros. Mais s'il est travaillé par une acceptation provisoire des limites, son regard n’en demeure pas moins aux aguets de l’illimité. Tiraillé par ces forces contradictoires, il délaissera finalement l'ami, mais par mépris des voies médiocres, tentera de ne pas se laisser gagner tout à fait par une contagion avilissante ; au contraire, Paul s'efforcera d'exciter en lui cette tendance aux paroles brutales, à une ivresse de saccage, à de foudroyantes revanches sur tout ce qui conspirait pour les empêcher de sourdre. Toutefois, sa stratégie ne sera pas celle de l'opposition. À la belligérance, plutôt que d'affronter, il choisira en fin de film de s'enfuir. Une résignation ? Se délivre plutôt dans Armageddon Time une réponse politique possible, une éloge de la fuite.

Politiquement, ce choix de la fuite n'est pas une retraite, mais un retrait. Elle est cette force qu’il faut pour dominer son vertige, la somme de patience qu’il faut déployer pour simplement s’endurer. Plutôt que de faire l'éloge de l'affrontement, ce à quoi le petit Gray ne se résigne pratiquement jamais (battu par son père, changé d'école, il ne se révolte pas), sa fuite révèle la soif de puissance qui germe dans toute volonté révolutionnaire d'enlever au pouvoir ses privilèges, quitte à les incarner autrement. La fuite, chez James Gray, vers des jungles inconnues, des cieux inaccessibles, comme le petit Graff se rêve en satellite autour de l'univers, devient un leitmotiv en forme de réquisitoire : il faut un feu, pour raviver en permanence ce qui gît au fond de soi, réveiller les énergies assoupies, c’est-à-dire quelque chose qui vit encore intensément sans qu’aucune agitation le déporte, quelque chose qui se nourrit du sol pour mieux s’élever vers la légèreté des hauteurs en éclairant, en animant ce qui l’entoure. Fuir, c'est alors tirer la force de répondre à la plainte de la souveraine inconsistance. Continuer cette quête, celle de l'amoureux (Two Lovers), du migrant (The Immigrant), du voyageur (Ad Astra, The Lost City of Z), autant que du-père/du-per/des pairs (Little Odessa, The Yards) voilà en quoi consiste peut-être le geste cinématographique grayien, la recherche des illusions (merveilleuses ?), même s’il faudrait plusieurs vies pour les épuiser.

Dans cette quête, se distingue peut-être finalement généalogiquement les grands petits films de James Gray (The Immigrant, Ad Astra), et ses petits grands films (parmi lesquels Little Odessa). Armageddon Time fait sans doute partie de la seconde lignée. Comme les plus grands qu'il ne sera jamais, dit James Gray, il y montre par le bas le décorum du rêve américain duquel s'efforce de s'échapper l'enfant enfui en lui. Un enfant toujours en vol comme une flèche empennée de désir, pour fuir ce monde de rampements. Un rêve américain qu’il ne faut plus continuer de faire vivre, un monde qui doit exploser, même si l'enfant n’est pas sûr qu’il y aura, dans cette énorme foudre, une inimaginable possibilité, les Trump veillant déjà sur les suppliciés. Cette fuite, ce serait la meilleure, humble et presque invisible, imperceptible voie ; la presque seule obole ; même si elle ferait passer l'enfant nulle part, puisque là, dans cette fuite, cesserait toute direction. Pantelant, sans doute, écrasé par ce défaut du sens. Sans but, peut-être. Mais ce qui compte, ce sera cet acharnement à le poursuivre de film en film.

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