« Après la tempête » de Hirokazu Kore-eda : L’avenir se conjugue au présent
Dans Après la tempête, Hirokazu Kore-eda pointe comme source de questionnement majeur la perte de ses deux parents : il veut retranscrire le trouble qui l’a saisi, et les changements profonds opérés dans ce moment de bascule existentiel. En cela, le film semble être une forme de réponse très personnelle du cinéaste à la question du devenir soi pour qui se sent orphelin de tout.
« Après la tempête », un film de Hirokazu Kore-eda (2016)
L’aire de jeux pour enfants, située au cœur d’une cité HLM de la banlieue de Tokyo, est balayée par la pluie du typhon. Abrités dans l’un des toboggans tentaculaires de cette grande pieuvre en plastique, Ryota (Abe Hiroshi) et son jeune fils, Shingo (Yoshizawa Taiyo), grignotent les vivres qu’ils ont emportés dans leur équipée nocturne depuis l’appartement familial, situé à quelques mètres de là. L’image, par ce qu’elle porte d’irresponsable, est belle : un père incite son jeune fils à braver le danger de la tempête pour observer avec lui, aux premières loges, le spectacle fascinant d’une nature déchaînée.
Cette complicité père-fils, nichée au cœur de la nuit, n’est pourtant qu’un moment suspendu, presque spectral, tant les relations que Kore-eda dépeint dans Après la tempête n’ont rien d’harmonieuses, et tant son film résiste à toute forme d’idéalisation ou d’esthétisation des liens familiaux. Ryota est un anti-héros pathétique : romancier d’un seul livre, au titre évocateur (La table déserte), il s’est reconverti, faute de succès et d’idées nouvelles, en détective privé de petite morale. Il n’apparaît que comme l’ombre d’un père : accro aux jeux de course, fuyant lui-même les créances, il est incapable d’honorer sa pension alimentaire, et place toute la réussite de son rôle paternel dans l’achat sans cesse ajourné d’un gant de baseball pour son fils. Il espionne son ex-femme, Kyoko (Maki Yoko), qui a tiré un trait définitif sur leur relation passée, et emprunte de l’argent à sa sœur, aussi lucide que désabusée. Au cœur de cette petite galaxie familiale si caractéristique de Kore-eda, rayonne Yoshiko (Kiki Kilin), la mère de Ryota, veuve depuis peu : c’est dans son petit appartement, à la faveur d’un chassé-croisé fortuit, que se trouvent rassemblés à leurs corps défendant tous les membres de la famille, bloqués par la tempête. Ce huis clos météorologique imaginé par Kore-eda semble a priori se construire autour de cet événement : contraints de se rapprocher, poussés au dialogue, les membres de la famille d’Après la tempête pourraient se recomposer ou faire advenir sous nos yeux quelque chose comme un futur plus désirable, un lendemain. Mais à la promesse consolatrice du titre choisi par le distributeur français, le réalisateur préfère une réflexion plus douce-amère, teintée de fatalité, où le déterminisme et le constat de la permanence des êtres se déploient à l’image dans une forme de présent perpétuel.
Être ou rêver d’être
Dans sa structure et sa narration, Après la tempête épouse une forme assez traditionnelle, celle du récit familial, et ce dans la droite lignée des précédents films du réalisateur japonais : dans un premier moment assez ample, Kore-eda définit, par touches successives, le cadre et les enjeux des relations dysfonctionnelles de la famille Shinoda. Il le fait principalement à travers une série de face-à-face qui confrontent les personnages autour de ses thèmes de prédilection : la transmission, le poids de l’héritage, la place de l’individu dans le collectif ou encore la difficile filiation. En parallèle, la première partie du film explore plus avant les faiblesses et la veulerie de Ryota dans son quotidien de détective, autour de séquences de filatures et de rencontres fugaces avec les clients qu’il extorque pour alimenter sa passion coûteuse du jeu.
Ces scènes, très fonctionnelles, sont parfois appuyées, car tout y participe de la métaphore : le mandarinier de la terrasse de Yoshiko, comme son fils, ne donne aucun fruit ; la passion dévorante pour la loterie de Ryota souligne sa névrose, lui qui, à défaut de pouvoir envisager un futur serein, s’en remet presque pathologiquement à la chance. Elles tirent néanmoins leur intérêt croissant du soin qui est porté par Kore-eda à l’écriture des dialogues, à l’image de ce lapsus qui voit les personnages butter systématiquement sur le mot « artistique » pour le remplacer par « arctistique », quand ils évoquent la passion incongrue du patinage auquel s’adonne l’une des petites filles de la fratrie. Dans cette confusion langagière résonne la distance d’un réalisateur qui se refuse à multiplier les effets esthétiques ou les ficelles dramatiques, au profit d’un geste anti-sensationnel. Aussi le film résiste et intrigue, car il assume peu à peu quelque chose d’une forme oxymorique qui naît à l’image : le décalage entre la lenteur du rythme et la grande vivacité du verbe. À ce titre, les situations et les thématiques peuvent s’autoriser une certaine banalité, et la mécanique du film un caractère ouvertement anti-spectaculaire : c’est l’épaisseur du temps présent et la profondeur des êtres qui retient finalement l’attention du spectateur.
Le personnage de Yoshiko, interprété par l’actrice fétiche du réalisateur, Kiki Kilin, est une incarnation vibrante de cet esprit qu’interroge la dynamique du film : mère et grand-mère, elle serait à même de faire figure de doyenne et de mémoire vivante dans l’ordre familial ; veuve, elle pourrait porter la douleur sourde du deuil et le poids du passé. Pourtant, Yoshiko congédie sans cesse toute forme de pathos pour être, simplement. Au cours d’une scène de balade entre les immeubles de la cité HLM aux côtés de Ryota, venu tenter de subtiliser quelques objets sans réelle valeur à son défunt père, elle raconte à son fils comment son mari s’est récemment manifesté à elle sous la forme d’un papillon. À cette apparition, elle raconte avoir dit : « je suis très heureuse toute seule, ce n’est pas la peine de revenir avant longtemps ». Plus tard, lors d’un dialogue plus ouvert avec Ryota où il est question d’amour et de l’incapacité atavique des hommes, selon elle, à « aimer le présent », elle conclut ironiquement sa tirade aux accents philosophiques par une saillie malicieuse : « je viens de dire quelque chose de profond, non ? Tu peux l’utiliser dans ton prochain roman ». Elle transmet une leçon d’importance à celui qui, quelques instants auparavant, s’était finalement excusé d’être un « fils indigne ». Il est profondément vain, pour Kore-eda, de chercher à s’appesantir sur les fantômes d’un passé trop lourd ou fantasmé, de même qu’il est dangereux de se perdre dans le mirage ou les promesses chimériques du futur. En définitive, ce qui gangrène le personnage central de Ryota, ce n’est pas tellement l’ombre projetée de son défunt père, dont le portrait s’esquisse au fil de ses évocations – il était lui aussi joueur, dépensier et lâche -, ou même l’échec possible de la relation avec son propre fils ; la réelle menace repose avant tout sur son incapacité à regarder avec lucidité et à accepter l’état présent de son existence. Le film, dans sa deuxième heure, se résume donc à cette quête du point d’équilibre qui veut que l’on n’est jamais ce que l’on a été ou ce que l’on rêve d’être. À Shingo qui lui demande, au cœur de la tempête, s’il est devenu celui qu’il espérait enfant, Ryota adresse à son fils une réponse qui a valeur d’épiphanie : « Mais tu sais, ce n’est pas important, ce qui compte, c’est de vivre ma vie en essayant d’être ce que je voulais être ».
Évoquant la genèse de son film et son caractère autobiographique, Kore-eda pointe comme source de questionnement majeur la perte de ses deux parents : il veut retranscrire le trouble qui l’a saisi, et les changements profonds opérés dans ce moment de bascule existentiel. En cela, Après la tempête semble être une forme de réponse très personnelle du cinéaste à la question du devenir soi, pour qui se sent orphelin de tout.
Saveurs quotidiennes
Après la tempête peut ainsi se comprendre comme une somme de trajectoires existentielles qui se croisent sans jamais fusionner vraiment. La question un peu éculée de la quête du bonheur ou de la réalisation de soi, qui semble ici se poser pour chacun des protagonistes du film – Ryota se rêve en écrivain à succès et en père ; Kyoko s’interroge sur la pertinence d’un remariage ; Yoshiko savoure son veuvage mais fantasme par moment ses vies perdues - se pose chez Kore-eda sous le prisme délicat de l’image concrète. Les réponses qu’il esquisse semblent d’autant plus simples que la question que pose son film est complexe, voire abyssale. Ces pistes se déclinent à l’écran comme autant d’attentions données aux choses banales et ordinaires qui jalonnent le quotidien des personnages ; la musique du film, quelques sifflements sur des accords de guitare, est au diapason de cette recherche d’épure et de simplicité presque organique. La nourriture, qui occupe toujours une place singulière dans ses fictions, est plus que jamais le support d’une réflexion sur les rapports réciproques qu’entretiennent l’être et son environnement le plus prosaïque.
S’affairant autour de sa casserole dans la scène inaugurale du film, Yoshiko adresse ce conseil à sa fille : « Il faut laisser les ingrédients refroidir toute une nuit pour que le goût infuse. C’est pareil pour les gens ». Le principe physique de l’infusion, qui consiste à laisser tremper une substance dans un liquide pour qu’elle se charge des propriétés qu’il contient, éclaire le projet cinématographique de Kore-eda à deux échelles : celle, d’abord, de la fiction, où les personnages doivent se réconcilier avec ce que le présent peut leur offrir de saveur quotidienne. Alors que le typhon fait rage au dehors, Yoshiko se lance dans la préparation d’un curry qui fait sa fierté de cuisinière. Shingo et sa mère, Kyoko, lui prêtent main forte, et l’une des rares scènes de symbiose familiale s’ébauche dans la préparation collective de ce dîner improvisé. Ryota, s’il n’a pas jugé bon de participer à sa préparation – trop grand pour la petite cuisine où il se cogne partout, incapable, métaphoriquement, de rentrer dans le cadre – dévore d’une traite ce plat de son enfance, allant jusqu’à en demander un deuxième bol, mais apprend que la base de sa madeleine de Proust a été congelée six mois auparavant. Au plaisir succède le dégoût, et Kyoko, son ex-femme, s’en amuse par une réflexion lourde de sens : « les hommes sont obsédés par les dates de péremption ». Kore-eda esquisse ainsi, avec humour, une véritable philosophie du curry : le paradoxal Ryota exige du renouveau et de la fraicheur, mais entretient pour ce plat une nostalgie presque régressive : attablé, il est servi par sa mère comme le serait un enfant. Au milieu de tout cela, il semble oublier l’essentiel, à savoir la puissante saveur du plat qu’il déguste, un plat qui a su infuser dans le temps. De même, il ne parvient pas vraiment à percevoir l’enjeu et la beauté fugace de ce qui vient de se jouer sous ses propres yeux : un moment de bonheur familial et collectif.
Le spectateur d’Après la tempête bénéficie aussi des vertus de cette temporalité qui infuse à l’écran, s’allonge, ramène sans cesse l’œil du côté du geste quotidien, et transmet cette conviction : il y a un trésor caché dans l’écrin le plus faussement banal, la cocotte la plus usée. Yoshiko est - précisément parce qu’elle est incarnée par Kiki Kilin, une comédienne qui traverse l’œuvre cinématographique de Kore-eda comme une comète, dans une forme de permanence sereine et lumineuse -, celle qui semble avoir compris où poser le regard : c’est elle qui déniche le professeur de musique retraité qui, dans son quartier HLM, anime de manière incongrue des séances d’écoute de Bach ; elle qui, sur les feuilles du petit mandarinier stérile qu’elle comparait ironiquement à son fils, observe l’épanouissement d’une frêle chenille en magnifique papillon bleu.