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Apichatpong Weerasethakul à Bozar Brussels
Interview

Interview d'Apichatpong Weerasethakul : « Le cinéma est un fantôme qui vous possède et vous emmène dans son voyage »

Thibaut Grégoire
Dans ce grand entretien avec Apichatpong Weerasethakul, nous revenons avec lui sur sa première œuvre VR, A Conversation with the sun, mais aussi sur les fondements de son travail et ce qui l'anime aujourd'hui en tant qu'artiste.
Thibaut Grégoire

Interview d'Apichatpong Weerasethakul autour du Close-up que lui consacre Bozar

Bozar a eu la bonne idée d'ouvrir sa saison 2024-2025 avec un close-up consacré à Apichatpong Weerasethakul, comprenant une rencontre avec le cinéaste, une sélection de films et, surtout, la présentation de A Conversation with the sun, sa première œuvre VR. Nous avons rencontré le cinéaste le lendemain de son arrivée à Bruxelles et de la rencontre animée par Jean-Pierre Rehm. En plein jet-lag et sans ses valises, il répondit avec la générosité attendue. Inévitablement, au début de notre entretien, nous voulions demander, non sans humour, au plus grand cinéaste du sommeil et des rêves s'il avait bien dormi. Dans ce contexte peu évident, il a affiché la même générosité que la veille, répondant avec précision et le temps nécessaire à nos questions souvent approfondies nécessitant une bonne nuit de sommeil, et surtout une humilité et une grande capacité à parler de son travail. Son nouveau film n'est, semble-t-il, pas prévu pour tout de suite, mais nous savons déjà une chose : il se déroulera autour d’une montagne rocheuse.

 

VR, théâtre et rêves éveillés

Que représente pour vous la VR ? Est-ce une nouvelle forme d'art ou un moyen d'explorer ce que le cinéma ne permet pas ?

Au début, mon idée était plutôt cette seconde option, car je pensais vraiment que l’évolution du cinéma pouvait passer par la VR. Le cinéma a toujours évolué, est passé du muet au sonore, du noir et blanc à la couleur, etc. Cela aurait donc été légitime que la VR soit un moyen pour le cinéma d’opérer une nouvelle évolution. J’aborde souvent le cinéma sous le prisme du rêve, mais le cinéma est limité par le cadre et la VR répondrait à ce besoin de se mouvoir dans le rêve et d’être plus en prise avec celui-ci. En travaillant vraiment sur la VR, j'ai affiné ma pensée là-dessus. En réalité, le cinéma n’essaie pas vraiment d’imiter le rêve, il a son propre langage. Il relève peut-être plus de la possession que du rêve. Le cinéma n’est pas une histoire de liberté, mais bien de possession. Avec la VR, j’ai personnellement eu l’impression de mieux comprendre le cinéma. Au fond, un film de cinéma n’est pas aussi proche que cela d’un rêve, même s’il y a un lien évident à faire entre les deux. Mais peut-être que la VR, en ce qui la concerne, approche de beaucoup plus près le rêve.

Vous avez aussi fait une comparaison entre le théâtre et la VR, hier soir. Vous dites ne pas aimer le théâtre, dans sa représentation classique, mais que vous avez trouvé dans la VR un moyen de faire quelque chose de proche du théâtre, à travers un nouveau médium. Pouvez-vous en dire un peu plus, dans l’approche de l’espace ?

Je dirais que dans le théâtre interactif, on est conscient de la présence du corps dans l’espace, tandis que le cinéma est littéralement plat. Au théâtre, la présence et la position des corps des acteurs et des spectateurs déterminent le point de vue. En tant que spectateur de théâtre, on est conscient de l’élément performatif que constitue le mouvement du corps dans l’espace. C’est quelque chose de tangible, de concret. La VR permet d’approcher de plus près le mouvement des corps, même si c’est également une illusion. Mais cela s’approche d’une certaine philosophie de la nature, de l’espace et du corps, là où le cinéma se heurte à un mur, au plat. Le cinéma est en cela plus proche de la peinture, même si c’est une peinture en mouvement.

Dans Fever Room, que vous avez présenté en Belgique il y a huit ans au KVS, il y avait bien sûr aussi cette relation ambiguë que vous entretenez avec le théâtre. Il y avait dans cette performance l’idée de la grotte, et l'entrée des spectateurs dans la salle - ou plus précisément sur la scène - se faisait par une porte dérobée, comme par un interstice pour entrer dans la caverne. Était-ce le même dispositif lors de la présentation originale, en Corée ?

Oui, plus ou moins, mais ici, plus d’idées ont été explorées. Car à Gwangju, en Corée du Sud, le théâtre où s’est joué Fever Room était beaucoup plus moderne, et on avait dès lors plutôt l’impression d’entrer dans un vaisseau spatial. Tandis qu’à Bruxelles, il y avait une vraie relation à l’histoire, au passé. Et il y a eu toute une série de révélations, de spécificités, durant la tournée en Europe de Fever Room, car chaque lieu le nourrissait l'expérience de son histoire et de son architecture.

La VR et l’intelligence artificielle sont-elles des outils qui vous intéressent pour faire un film de cinéma dans le futur ? Envisageriez-vous d'utiliser l’IA, la machine, dans la création ?

Je ne suis pas sûr que ça m’intéresse mais je pense que c’est quelque chose à laquelle on sera confronté. On n’en aura pas le choix. Aujourd’hui, il y a encore des réalisateurs comme moi qui utilisent l’analogique, le 35mm entre autres. Mais le monde autour de nous est digital. Donc, c’est inéluctable, on finira tous par devoir s'adapter à la manière dont les médias évoluent. Et l’IA fait partie de cette évolution, qu’on le veuille ou non.

Quelle était votre idée directrice dans l'élaboration de A Conversation with the Sun ?

J’approche mes films de manière très personnelle, presque intime, donc ce que je vais dire là ne concerne que moi, le ressenti des spectateurs leur appartenant totalement. Mais pour moi, tout part du regard. Le regard que l’on porte autour de soi sur les histoires des gens qui nous entourent. On sait qu’elles existent mais on ne peut pas vraiment s’y attacher. On est juste conscient qu’elles sont là, qu’elles existent. Donc on est presque condamné à une existence méditative, dans laquelle on est juste conscient de sa propre présence, et conscient de l’illusion. C’est une illusion du cinéma mais aussi une illusion de la vie car nous avons tous comme assignation de jouer un rôle déterminé. Et la VR, en cela, est très simple. Il suffit de marcher et de regarder autour de soi, au sein de cette illusion faite de soleil et d’ombres.

Origines, miroirs et guérison

Beaucoup de vos films peuvent être vus comme des rêves éveillés. Les personnages rêvent souvent et vous utilisez aussi vos propres rêves et ceux de vos acteurs pour alimenter cela. Voulez-vous également placer le spectateur dans cet état de rêve éveillé, et utiliser ainsi le cinéma comme une sorte de moyen de communiquer avec lui à travers les rêves ?

C’est plutôt une sorte de miroir tendu vers un rêve, mais pas le rêve en lui-même. Comme je le disais plus tôt, le rêve est plus proche de la VR que du cinéma. Le cinéma est en cela limité mais il peut évoquer la surface d’un miroir qui réfléchirait cet état de rêve. Je dirais même que le cinéma, par sa nature, refuse d’être un rêve. Le cinéma est comme un être vivant ou comme un fantôme qui peut vous posséder et vous emmener dans son voyage. J’ai un point de vue assez animiste sur la nature du cinéma. L’animisme préconise que tout ce qui a une existence, même les objets, a son propre esprit. Et donc le cinéma également, même si c’est quelque chose de non-palpable, un peu comme de la vapeur, et qui a sa propre âme. Je suis très influencé par ce type de conditionnement culturel qui me fait ressentir toutes les choses comme vivantes même si elles ne le sont pas au sens premier du terme.

Le cheminement de vos personnages revêt souvent l’aspect d’une quête de guérison. Il y a au départ une maladie, une tumeur, une perturbation, que les personnages doivent surmonter, et vos films tentent de trouver la guérison et la solution à ces problèmes. Pensez-vous que le cinéma soit une manière de chercher une guérison, une solution à ce qui peut vous arriver, arriver au monde ou au spectateur ?

Oui, toutes les sortes de cinéma peuvent l’être, le cinéma mainstream comme le cinéma d’auteur ou expérimental. Comme il s’agit d’une forme de possession, je pense que lorsque l’on est possédé, une partie du cerveau cesse de fonctionner, la mémoire par exemple, et vous vous soumettez à d’autres expériences. Vous éprouvez de l’empathie pour d’autres humains à travers l’expérience du regard, le temps de la vision. Il y a donc cette qualité de guérison qui nous permet d’arrêter de ne s’identifier qu’à soi-même. Je trouve par exemple que c’est le problème des réseaux sociaux qui sont très « identitaires » et qui empêchent de projeter sa propre identité dans celle d’autres personnes, ce que le cinéma permet.

Vos personnages font aussi souvent des voyages vers le passé et veulent comprendre quelque chose en rapport avec leurs origines. Il y a notamment l’image de la grotte qui renvoie à cette idée des origines et aussi aux origines du cinéma. Essayez-vous, dans votre travail, de retrouver une simplicité qui aurait à voir avec les origines du cinéma et de la fabrication des films, des images ?

Oui, car le cinéma est aussi un peu comme un espace ouvert, une page blanche. En tant que spectateur, on arrive à se « désincarner » pour pouvoir s’identifier à d’autres entités, et je ressens également cela en tant que cinéaste. Je me retrouve un peu comme un enfant, ma mémoire et mon expérience comptent beaucoup moins que ce qui se passe devant l’objectif. L’objectif est attiré par la lumière et les ombres, c’est quelque chose d’assez primitif. On redevient alors une version plus jeune de soi-même pour laquelle tout est une merveille, un miracle. Et le scénario est parfois trop compliqué à capter pour l’objectif, partant de cette expérience-là. J’essaie donc de me plonger plutôt dans cet état primal, parce que je le trouve beaucoup plus attractif que de se reposer sur un scénario ou sur des techniques quelles qu’elles soient. C’est effectivement un état d’exploration de la jeunesse du cinéma.

Il y a aussi dans vos films l'appel de la nature. Les hommes sont ramenés à leur nature sauvage, animale, qui est aussi en rapport avec les origines. Quel est votre point de vue sur l’animalité ? Pensez-vous que l’être humain est sans cesse ramené à cette nature sauvage ? L’homme est-il un animal avant tout ?

Je pense que oui. Ça me rappelle l’ouverture de Tropical Malady, avec cette citation d’un auteur japonais qui dit que notre rôle en tant qu’humains est de dompter cet animal intérieur. Et le cinéma est comme une forêt dans laquelle on peut libérer cet animal, abandonner les conventions que l’on se doit de respecter en société. Le cinéma permet de mettre de côté ces conventions. Tout comme il permet de retrouver la jeunesse et l’enfance, il permet aussi de retrouver son animal intérieur. Et je pense que c’est en partie pour cela que nous avons besoin du cinéma.

Dans la grotte d'Oncle Boonmee
© Pyramide Distribution

Allez-vous encore filmer la forêt à l’avenir ?

Je ne sais pas. C’est une bonne question parce que je me suis récemment rappelé le sentiment que j’avais ressenti durant le tournage de Tropical Malady, le challenge que cela constituait et la beauté ressentie d’être dans un tel endroit. Et en mettant ça en rapport avec des films comme Memoria ou des courts-métrages dont les décors sont plutôt domestiques ou architecturaux, je me rends compte que finalement l’un n’est pas tellement différent des autres, dans l’approche que j’ai eue pour les filmer, et dans le ressenti. Il y a une différence physique, bien sûr, mais dans l’essence, ce n’est pas différent. Là encore, c’est une approche très personnelle, très intime, qui me fait considérer la forêt sur un même pied d’égalité que des décors plus urbains.

Vous évoquiez le fait que les films sont un peu comme des miroirs tendus vers un rêve. Il se trouve que la construction de vos films est aussi souvent « en miroir », avec deux parties distinctes qui se répondent, qui se reflètent l’une dans l’autre. Et les personnages empruntent souvent un long chemin, éprouvé ou non à l’écran, pour passer d’une partie à l’autre, d’un monde à l’autre - comme par exemple dans Blissfully Yours ou dans Memoria. Y a-t’il l’idée de passer de l’autre côté du miroir ?

Je ne sais pas, je n’y ai jamais vraiment pensé. Mais c’est parti de l’envie de figurer la transformation au sein même du cinéma, et par là montrer que le cinéma n’est pas monolithique, qu’il est en mutation constante. Quand on utilise ce type de construction, avec des parties distinctes, on se rend compte de la fluidité de tout, des personnages, de l’histoire, etc. On se rend compte de la possibilité de l’hybridation, de la confrontation, de la disruption. Je sais que l’on dit de mes films qu'ils se ressemblent, sans doute aussi à travers ce type de construction, mais pour moi c’est un outil précieux, c’est comme un modèle lumineux qui m’apparaît à l’écriture et que je ne peux pas éviter. C’est également un peu comme écouter son animal intérieur, qui nous guide à travers des chemins dérobés pour atteindre un autre côté.

Il y aussi l’idée de regarder plus loin que ce que l’on voit, de voir plus loin que l’image, plus loin que le visuel. Par exemple, dans Cemetery of Splendour, vous invitez le spectateur à se représenter le palais des rois uniquement par la description qu’en fait la médium, habitée par l’esprit du soldat endormi. Et dans Memoria, il y a aussi cette idée de se créer des images soi-même à travers les sons. Avez-vous cette intention d’inviter le spectateur à voir plus loin que ce que vous lui montrez ?

Il me semble en effet qu’il existe plusieurs couches. La plus visible est l’image, le visuel, mais il y en a d’autres en-dessous qu’il faut deviner, qu’il faut imaginer. Et par exemple, quand on est dans une salle avec d’autres gens, on peut être sûr que chacun va percevoir ce qui est montré d’une manière différente. Bien sûr, il y a l’histoire, le scénario, qui est une base à laquelle on se raccroche tous, ceux qui font l’œuvre comme ceux qui la regardent. Mais ce qui est vraiment intéressant c’est le flottement, cet état chaotique qui fait que chacun peut se faire sa propre image. Le cinéma n’est qu’un déclencheur pour faire naître cette image personnelle, intime à chaque spectateur. Je ne sais pas si mes films réussissent vraiment à faire ça mais c’est en tout cas ce qui me motive en tant qu’auteur, que chacun ait la liberté de les interpréter à sa manière et puisse développer sa propre image à partir de ceux-ci.

Vous utilisez aussi beaucoup les contrastes dans votre travail. Il y a comme un décalage entre ce que recherchent ou ce qu’éprouvent les personnages, cette quête de la guérison et de la quiétude, qui est souvent en lien avec le sacré, le spirituel, et l’utilisation d'une musique très pop ou de sessions de danse fitness, à la fin de plusieurs films. Il y a donc la mise en commun de ce sacré et cette spiritualité, qui viennent aussi de la nature, et d'éléments plus terre-à-terre comme par exemple des divertissements de consommation courante. Comment travaillez-vous ces contrastes ?

C’est une bonne question et c’est quelque chose que je fais inconsciemment. Je pense que c’est justement mon rapport à la beauté, et ma manière de regarder autour de moi, qui me font associer ces choses qui n’ont a priori pas de rapport entre elles. Pour moi, elles sont sur un plan d’égalité, elles font partie de la vie et ont une spiritualité égale. Mais je comprends que cela crée un contraste, dans les faits, de par exemple aborder la "pop music" comme étant quelque chose de méditatif. Quand j’utilise cette musique, je ne pense pas à ça, mais ça contribue en fait à exprimer l’idée que la spiritualité et la méditation sont protéiformes. Par exemple, dans Syndromes and the Century, la musique que j’utilise à la fin est issue de l’album d’un ami japonais, que j’écoutais beaucoup au moment de la fabrication du film. Et cette musique est donc presque comme un cachet temporel, qui inscrit le film dans une période déterminée de ma vie.

Cinéphilie, développement et images marquantes

Vous avez également dit hier soir, lors de la rencontre avec le public, que vous ne regardiez presque plus de films pour le moment. Pourriez-vous expliquer pourquoi et ce que cela change pour vous en tant que cinéaste ?

Cela fait plusieurs années que je n’en regarde presque plus effectivement. J’ai peut-être vu trois ou quatre films par an depuis le tournage de Memoria alors qu’avant, quand j’étudiais des films, j’en regardais des tonnes. Et dans ma vie de cinéaste aussi, bien sûr, notamment en tant que membre du jury dans des festivals, etc. Mais ces jours-ci, j’éprouve beaucoup plus de plaisir à la lecture et j’ai l’impression que je n’ai plus le temps de regarder des films, d’ailleurs je n’en éprouve pas le désir. Mais j’ai des amis qui en regardent beaucoup et le simple fait d’en parler un peu avec eux me suffit pour le moment.

Parfois, en tant que spectateur, on peut perdre la foi dans le cinéma, perdre le désir de regarder des films, surtout si l’on s’en tient à ce qui sort en salles, à l’actualité. Mais il suffit d’un film pour lequel on s’enthousiasme et le désir peut revenir d’un coup….

Vous entendre en parler de cette manière me donnerait presque envie de vous rejoindre dans cet élan cinéphile. Si j’habitais en ville, avec des cinémas autour de moi, je serais sûrement aussi dans cet état d’esprit. Mais là où j’habite actuellement, ce n’est pas vraiment un choix et cela m’a mené dans cette situation, dans laquelle je n’ai plus l’occasion ni l’envie de voir des films.

Vous avez apparemment un nouveau projet de film avec votre actrice fétiche, Jenjira Pongpas. Où en est-il actuellement ?

Pour le moment, on est encore très tôt dans le processus. J'ai d'ailleurs l’impression que tout ce que j’entreprends est dans un état très peu avancé à l'heure actuelle, ce qui me plaît car je ne m’inquiète pas trop de quand est-ce qu’on pourra tourner. On a prévu de tourner dans un an ou deux mais ce n’est pas non plus très grave si le projet prend du retard. Je viens de revoir deux jeunes cinéastes, ici à Bruxelles, avec qui j’avais récemment participé à un « workshop », et ils me disaient être en train de préparer un « pitch » pour une plateforme, ce qui a l’air très stressant. Actuellement, j’essaie d’éviter ce type de modèle et de stress. J’aimerais pouvoir être dans une phase de développement, éternellement. Pour moi, le but de faire des films n’est pas vraiment de tourner, de mettre les choses en boîte mais plutôt de rechercher, de développer des idées. J’ai déjà l’impression de faire du cinéma quand je suis dans cette démarche-là. C’est pour ça que j’éprouve aussi le besoin de faire de l’art et de la peinture, ce qui me donne l’impression de compléter cette démarche d’investigation permanente.

Lors du focus qui vous est consacré ici à Bruxelles, vous avez notamment choisi de présenter en séance publique La Captive de Chantal Akerman. Que représente pour vous son cinéma ?

Pour dire la vérité, je n’avais pas vu ce film jusqu’à très récemment. On m’avait également demandé de faire une programmation à New York l’an passé, et j’avais choisi ce film justement parce que je ne l’avais pas vu et que j’avais envie de le voir dans de bonnes conditions. J’avais lu des articles à son propos et j’avais vu la bande-annonce. Je pense que la grande force de Chantal Akerman, c’est de savoir tirer un genre cinématographique vers elle, vers son univers et son style, et de le pousser ainsi vers une autre dimension. C’est particulièrement vrai concernant la comédie, par exemple. Ses comédies sont très réflexives sur le temps et sur la forme. Et concernant La Captive, je me disais avant de le voir que ce serait sans doute son film le plus « hitchcockien », qu’elle adaptait Proust pour le tirer vers ce territoire hitchcockien. Mais quand j’ai finalement vu le film, j’étais vraiment content et surpris parce qu’elle va au-delà d’Hitchcock, et elle tend un miroir vers d’autres genres. C’est un film qui se regarde lui-même en train de se construire à partir d’autres genres et d’autres films. Il y a une expérimentation sur la duplication : duplication des ombres, des plans, des cadres, etc. Elle a une manière de faire que je trouve très ludique.

Vous évoquiez Hitchcock à l’instant. Quel est votre rapport à son cinéma et qu'est-ce que vous aimez le plus dans celui-ci ? Est-ce également ce côté ludique, le suspense, ou bien plutôt l’étrangeté et l’ambiguïté sexuelle derrière les apparences ?

J’ai un peu le même ressenti devant les films d’Hitchcock que devant les premiers films de Steven Spielberg. Je ne parle pas des Indiana Jones mais plutôt de Rencontres du troisième type ou de E.T. L’Extra-terrestre. Il y a une qualité auto-réflexive à ces films, jusque dans les mouvements de la caméra et l’utilisation de la musique. Il y a quelque chose de très fragmenté et d’auto-conscient. Un peu comme si Hitchcock et Spielberg nous disaient à travers le film : « Ceci est de la musique. », « Ceci est un mouvement de caméra. ». Ce sont des films qui sont auto-référentiels, qui créent leurs propres modèles.

Il y a dix ans, vous aviez dit dans une interview donnée aux Cahiers du cinéma que vous regardiez beaucoup de blockbusters américain. D’où vous vient cet intérêt pour ce cinéma, et est-ce toujours quelque chose qui vous intéresse actuellement ?

Je m’intéresse toujours autant à la technologie et à l’essence des films, à la texture. Et dans ce type de cinéma, quand on voit les effets spéciaux, on se rend bien compte de jusqu’où le cinéma peut aller à travers la technologie. Je ressens à travers ces films une véritable ambition d’entretenir l’illusion et la magie. Souvent, quand j’avais le choix entre regarder un film d’auteur ou un film à grand spectacle et à effets spéciaux, je choisissais la seconde option (Rires). Pas pour la narration, mais pour cette conscience de jusqu’où cette illusion peut aller.

Cet attrait pour les effets spéciaux va-t-il de pair avec un attrait pour des images fortes, marquantes ? Avez-vous en tête des images fortes qui vous guident dans l’écriture, qui sont là au tout début de l'élaboration du film ? Par exemple, des images comme celles de l’homme-singe dans Oncle Boonmee, du vaisseau dans Memoria ou encore de la vapeur dans le court-métrage Vapour, qui nous ont impactées en tant que spectateurs.

Je pense que oui, il y a des images qui sont là et qui motivent l’écriture, qui donnent envie de faire le film. Mais au moment du tournage, l’image mute, évidemment. C’est une autre image qui se substitue à l’originelle. Par exemple, ce qui sera sans doute mon prochain film se déroulera autour d’une montagne rocheuse. Il y a donc déjà cette image-là, imposante, du massif rocheux. Et puis comme je travaille sur la mémoire, la mémoire visuelle est évidemment prépondérante dans mon travail et ma démarche.

Pensez-vous que l’un des plus grands crimes culturels de notre époque serait la destruction ou la répression de l’imagination ? La scène de la capture de l’homme-singe par les militaires dans Oncle Boonmee semblait déjà suggérer cela il y a quinze ans. Est-ce correct ?

Oui, je suis d’accord avec cette réflexion-là. Parce que le cinéma est un langage et la base d’un langage est la communication. Mais il faut aussi composer avec la diversité de ce langage. Et il semblerait que l’on aille vers une unification ou une simplification de celui-ci. La question à se poser est de savoir comment maintenir cette diversité. Le danger dans tous les domaines est d’unifier les choses, ça diminue le pouvoir d’empathie des gens parce qu’ils ne sont plus préparés à voir des choses différentes. J’ai l’impression que, de plus en plus, on tend à éliminer ce qui est différent, on ne veut plus être surpris ou chamboulés, on préfère le confort de ce qu’on connaît déjà et de ce qu’on a déjà vu. Je pense que le cinéma est un langage qui peut devenir une religion, qui peut facilement se créer des limites, des frontières. On peut expérimenter ça en regardant ce qui se passe avec Netflix par exemple. Pas seulement dans la manière dont ce contenu est produit, mais également dans celle dont il est consommé, comme quelque chose d’unifié. Et je pense qu'il faut remettre en question cette standardisation qui ne me semble pas saine.


Entretien réalisé par Thibaut Grégoire et Guillaume Richard à Bozar Bruxelles le 10 septembre 2024.

Nous remercions chaleureusement Juliette Duret et Samir Al-Haddad.

Photo de couverture reprise sur le site de Bozar - © Apichatpong Weerasethakul
 
 

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