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Antigone près du temple dans Antigone de Straub et Huillet
Rayon vert

« Antigone » de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet : Divine, indécidable

Des Nouvelles du Front cinématographique
Un jour de 1973, une rencontre avec un lieu a eu lieu, elle était imprévisible : les ruines antiques de Ségeste en Sicile. Son théâtre de plus de 2.000 ans est le site qui, 18 ans plus tard, a accueilli un bloc de textes et de contextes, antiquité gréco-romaine, romantisme allemand contemporain de la Révolution française et début de la Guerre froide, qui a gardé intact le secret d'une décision authentique, valable pour tous les temps. Antigone d'après la pièce de Sophocle, la traduction de Hölderlin et la mise en scène de Brecht est devenu le film dédié aux peuples opprimés par la raison d'État, ainsi qu'à ceux qui osent dire non en sachant qu'il y a dans toute décision un courage qui est folie, un fond d'indécidable qui est abîme. Son danger est ce qu'il faut pourtant tenter quand la justice ne se confond plus avec le droit qui la trahit.

La rencontre a eu lieu avec un lieu, Ségeste

En 1973, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub roulent en deux-chevaux sur plus de 3.000 kilomètres à travers la Sicile, à la recherche d'un lieu qui pourrait accueillir leur adaptation de Moïse et Aaron, l'opéra en trois actes inachevé qu'Arnold Schönberg avait composé entre 1930 et 1932 et qu'ils tourneront un an plus tard pour sa majeure partie en 35 mm. dans l'amphithéâtre romain d'Alba Fucense situé dans les Abruzzes. Deux plans en panoramique tournés en 16 mm., numérotés 42 et 43, l'auront été quant à eux dans la vallée du Nil, à Louxor. Le trésor archéologique sur lequel tombent alors les cinéastes en quête d'un site, c'est un autre lieu : le théâtre de Ségeste.

Il s'agit d'un vieux théâtre grec construit en Sicile au troisième siècle avant Jésus-Christ. Conservé par les Romains (ce qui n'a pas été le cas de toutes les constructions grecques, loin de là), ce théâtre construit à flanc de colline sur une hauteur d'une altitude de 440 mètres a pu contenir jusqu'à 4.000 spectateurs. On note que la partie haute des gradins n'est pas bien conservée et il semblerait d'après les fouilles archéologiques effectuées qu'il manque à la scène des colonnades et des pilastres. Les ruines de pierre du théâtre de Ségeste sont de fait l'indice des ruines antiques d'empires disparus. Jean-Marie Straub et Danièle Huillet n'ont plus jamais cessé de penser à ce théâtre depuis ce jour de 1973 où la rencontre avec ce lieu a eu lieu. Ils les ont désirées, ces ruines, parce qu'ils y ont entrevu le site susceptible d'abriter la possibilité d'un film qui témoignerait des effets de résonance des vestiges d'hier avec les ruines d'aujourd'hui, en avérant ainsi le caractère d'antiquité du présent.

18 ans plus tard, ce sera Antigone. Mais de quelle Antigone s'agit-il ? Il existe en effet de nombreuses versions de la tragédie grecque ; pour la France, on ne citera que celles de Jean Cocteau en 1922 et de Jean Anouilh en 1944. Danièle Huillet et Jean-Marie Staub auraient répondu : trois versions fondues en une ou bien encore deux « voltes » qui auraient été relevées ou ressaisies en une troisième comme leur synthèse à toutes(1). Autrement dit la version (ou volte) de 441 avant Jésus-Christ à l'époque où Sophocle inscrit sa tragédie au concours des Dionysies d'Athènes, celle de Friedrich Hölderlin qui, entre 1800 et 1804, traduit du grec en Allemand la tragédie de Sophocle entre Tübingen et Bordeaux, et la volte de Bertolt Brecht qui présente à son retour d'exil en 1948 sa propre version en guise de retraduction (ou de traduction de traduction) au Berliner Ensemble.

Un bloc stratifié de textes et de contextes,
Sophocle-Hölderlin-Brecht-Huillet

En allemand, le titre intégral du film de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub est à cet égard rigoureusement explicite : Die Antigone des Sophokles nach der Hölderlinschen Übertragung für die Bühne bearbeitet von Brecht 1948 (Suhrkamp Verlag) – soit à peu près L'Antigone de Sophocle d'après la transposition de Hölderlin retravaillée pour la scène par Bertolt Brecht en 1948 (éditions Suhrkamp). Le théâtre de Ségeste, avec le vif souvenir qu'il a déposé dans la conscience des deux cinéastes, leur aura ainsi permis, à l'occasion du tournage de leur nouveau long-métrage, de faire coup double en revenant dans le même mouvement à Bertolt Brecht et à Friedrich Hölderlin. Concernant le premier auteur, on connaissait déjà les deux citations du moyen-métrage Non réconciliés (1965) d'après Heinrich Böll : « Seule la violence aide là où la violence règne » (la citation est issue de la toute fin de Sainte Jeanne des Abattoirs entre 1929 et 1931), plus une autre écrite de la main même de Jean-Marie Straub indiquant dans le générique-début que l'acteur joue moins en vérité qu'il cite. Le troisième long-métrage intitulé Leçons d'histoire (1972) a proposé l'adaptation du roman posthume et inachevé Les Affaires de Monsieur Jules César (1957). Le court-métrage Introduction à la « Musique d'accompagnement pour une scène de film » d'Arnold Schönberg (1973), outre deux lettres d'Arnold Schönberg à Vladimir Kandinsky, contient un extrait du discours de Bertolt Brecht au Congrès international des intellectuels contre le fascisme en 1935. Plus tard, un fragment de la pièce radiophonique Le Procès de Lucullus datant de 1940 sera travaillé dans le court-métrage Corneille-Brecht ou Rome, l'unique objet de mon ressentiment (2009).

Concernant Friedrich Hölderlin, c'est la grande moisson accomplie d'un côté avec les quatre versions cinématographiques tournées en 1986 de la première version de La Mort d'Empédocle (1798), de l'autre avec les quatre autres versions intitulées Noir péché et tournées en 1988 à partir de la troisième version du texte de Friedrich Hölderlin qui, elle, est intitulée Empédocle sur l'Etna en ayant été rédigée en 1799. Mais, encore et surtout, le théâtre grec et sicilien de Ségeste a autorisé les cinéastes à prendre la décision exceptionnelle – une décision unique même – d'adapter une pièce de théâtre de Bertolt Brecht. Ce qu'ils s'étaient constamment refusé de faire jusqu'à présent en vertu de raisons légitimes. En effet, ils ne souhaitaient pas rivaliser avec les excellentes adaptations auxquelles ils avaient assisté durant leur séjour de dix ans en Allemagne jusqu'à la fin des années 1960, tout en désirant néanmoins entretenir une inspiration décisive en s'exerçant sur des matériaux brechtiens méconnus ou bien alors moins connus que les pièces de théâtre épiques et didactiques.

Seulement, l'Antigone de Bertolt Brecht vient de Friedrich Hölderlin qui procède elle-même de celle de Sophocle. Autrement dit, Antigone constitue un bloc stratifié de textes et de contextes, un bloc de lectures et de relectures, un bloc de traductions et de retraductions qui couvre plus de 2.300 ans d'histoire. Et il faudra désormais leur ajouter la propre traduction de Danièle Huillet expérimentée pour le film tourné dans un théâtre vieux de plus de 2.000 ans, ainsi qu'à l'occasion de plusieurs représentations théâtrales : à la Schaubühne de Berlin dont la première a eu lieu le 3 mai 1991, et pour une représentation unique dans le théâtre même de Ségeste à la date du 14 août 1991.

« Le vrai sens d'Antigone ne doit pas être recherché dans les obscures origines de ce que ''Sophocle voulait vraiment dire'', mais est constitué par ces séries de lectures successives, c'est-à-dire est constitué a posteriori par le biais d'un délai structurellement nécessaire » a fait à juste titre remarquer Slavoj Žižek. Le philosophe slovène prolonge ainsi son propos en concluant que « (…) la vérité d'une chose se fait jour parce que la chose ne nous est pas accessible dans sa propre identité immédiate »(2). Cette pensée du contretemps, de l'après-coup ou du différé, cette philosophie de l'histoire, y compris littéraire, se conjuguant au futur antérieur a été à plusieurs reprises soumise à l'analyse exigeante de l'œuvre de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Exemplairement avec Trop tôt, trop tard (1982) qui, inspiré d'une part par une lettre de Friedrich Engels envoyée en 1887 à Karl Kautsky et d'autre part par l'ouvrage de l'intellectuel égyptien collectif Mahmoud Hussein intitulé Les Luttes de classes en Égypte de 1945 à 1968 (1970), voit se répéter, de la France de 1789 à l'Égypte de 1952, la même histoire, le même tour de manivelle des insurrections paysannes et populaires récupérées au bénéfice du pouvoir de la nouvelle classe montante, la bourgeoisie.

Relire l'histoire
pour en désenfouir les secrets

Voilà l'incroyable profondeur de champ qui est du temps à l'œuvre dans ce geste-là de cinéma dont la lucidité politique consiste, entre la nature immémoriale et le moment présent lors de l'enregistrement des plans, à voir une longue histoire humaine sédimentée dans des lieux, des corps et des textes. Cette histoire sédimentée, couche de sens (en terme de sensibilité) après couche (en terme de significativité), consiste notamment à voir comment une œuvre particulière, mais aussi ses enjeux propres et ses lectures ou appropriations successives, déposent leurs strates de sens sur le lit géologique du film tourné qui, dès lors, peut prendre place dans cette constellation aussi sensuelle que symbolique, en s'inscrivant dans un nouveau contexte d'actualité, historique et politique.

Que l'on se souvienne par exemple de Moïse et Aaron. L'opéra qui s'appuie sur le récit biblique de la fondation théocratique du judaïsme comme religion non de l'image mais du verbe plaide pour la grande invention du peuple juif qui, en Europe, est alors en train de devenir la victime expiable et sacrifiable d'une nouvelle religion : la religion séculière du nazisme, avec Adolf Hitler en lieu et place du Veau d'or et l'esthétisation de la politique comme préférence des fascinations spectaculaires contre l'interprétation scrupuleuse des textes que l'on détruit alors dans le feu des autodafés(3). Ressaisie plus de quarante années après par Jean-Marie Straub et Danièle Huillet entre les Abruzzes et la vallée du Nil, l'opéra inachevé d'Arnold Schönberg raconte aussi la double actualité des dualismes fratricides. Les restes divisés de l'après-Mai 68, entre la radicalisation d'une pratique révolutionnaire dont l'isolement conduit à l'impasse du terrorisme (avec la dédicace à Holger Meins) et les plaisirs inconséquents d'un esprit hédoniste confusément libéral et libertaire, croisent en effet les guerres israéliennes contre les nations arabes en général, et le peuple palestinien en particulier. Ce dernier point sera d'ailleurs prolongé à l'occasion de deux autres films de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, Fortini/Cani (1976) d'après Les Chiens du Sinaï (1967) de Franco Fortini et, plus tard, Shakale und Araber (2011) d'après Une histoire d'animaux (1917) de Franz Kafka.

On le comprend, on le sent : l'histoire est l'écriture faussement neutre d'un passé consensuel et apaisé qui ne passe pas pour ceux qui désirent encore échapper aux fourches caudines des neutralisations caractéristiques de l'idéologie. Ils en traquent ainsi les secrets dans la terre qu'il faut travailler en longs plans fixes et retourner en panoramiques afin de voir comment l'histoire, déposée en couches dans un paysage tantôt indifférent au sort des morts, tantôt mobilisée à en naturaliser l'absence, toujours s'ingénie à transformer les bourreaux en vainqueurs et les vaincus en victimes.

Il y a enfin une histoire longue et stratifiée dans les reprises successives d'un mythe littéraire, par exemple l'Antigone de Sophocle. Pour le dramaturge grec, la figure tragique de la séparation d'avec la loi des cités politiques incarnée par son oncle, Créon réjoui d'avoir engagé Thèbes dans la guerre contre la riche Argos, se dresse au nom de l'identification à la règle sans âge de l'usage commun consistant en la mise en terre du cadavre de son frère déchu, Polynice. Sa reprise par Hölderlin jouit d'un autre contexte, celui de la rédaction en parallèle des trois versions de La Mort d'Empédocle par un écrivain romantique, alors passionné par le jacobinisme et rêvant de la Grèce antique, au service d'un théâtre de plein air offert à l'Allemagne nouvelle qui serait acquise à des idéaux révolutionnaires alors trahis par Bonaparte en devenant Napoléon. Brecht en repasse, lui, par Antigone à son retour d'exil des États-Unis quand il découvre une Allemagne ruinée et divisée, l'ouest sous tutelle occidentale et l'est sous férule soviétique. Toutes ces lectures sédimentées charrient la roche d'images distinctes, comme déposée au milieu de la scène effritée du vieux théâtre de Ségeste filmée pendant cinq semaines durant l'été 1991 par Jean-Marie Straub et Danièle Huillet.

L'histoire ne se lit pas, elle se relit à rebrousse-poil pour désenfouir ce qui en constitue le sol, sa terre retournée pour déblayer les sédiments cachés d'une culture qui est aussi celle de l'amnésie des barbaries oubliées. L'histoire critique est un geste de cinéma qui allie l'archéologie à la paysannerie.

Pourquoi la Grèce ? Parce que l'Irak

La scène de Ségeste se voit ainsi ressaisie par un geste singulier lui permettant d'accueillir une fausse représentation théâtrale qui se double de sa vraie recréation cinématographique. Une scène où, déjà, l'Antigone de Sophocle y aurait peut-être été réellement joué et rejoué depuis les 2.200 ans d'existence du théâtre antique de Ségeste. Une scène, haute en altitude et ouverte aux quatre vents, où l'on y aurait entendu la parole fermement proférée d'une décision inébranlable sur laquelle il n'y a pas à transiger face au rappel à l'ordre de la loi. La scène d'une décision valable absolument dans le creusement de l'écart entre la justice incommensurable et la mesure finie du droit, d'un hiatus valable universellement, à travers l'histoire et pour tous les temps. C'est ainsi que l'on brosse « à contresens le poil trop luisant de l'histoire »(4). À l'époque de la clôture de la séquence révolutionnaire française pour Friedrich Hölderlin rêvant que l'Allemagne monte à son tour dans la locomotive de la Révolution. À l'époque de la fin de la Seconde guerre mondiale et du début de la Guerre froide pour Bertolt Brecht qui comprend, après la découverte des camps d'extermination et de l'atomisation de Hiroshima et Nagasaki, que la défaite du nazisme ne signifie en rien la fin des grandes destructions de masse. À l'époque de la première guerre du Golfe pour Jean-Marie Straub et Danièle Huillet qui, contre les bourgeois hurlant au scandale lors de la présentation de leur film au Festival de Berlin, ont dédicacé leur Antigone à la mémoire des centaines de milliers de victimes irakiennes assassinées sous le tapis de bombes lâchées par les États-Unis depuis août 1990.

Comme on dit dans Éloge de l'amour (2001) de Jean-Luc Godard : « Quand je pense à une chose, je pense à autre chose ». Morale élémentaire, celle des contrechamps dialectiques. On entend aussi dans Notre musique (2004) : « Pourquoi Sarajevo ? Parce que la Palestine ». Jean-Marie Straub et Danièle Huillet pourraient dès lors dire à leur tour ceci : « Pourquoi la Grèce ? Parce que l'Irak ».

Le coeur et les sénateurs dans Antigone de Straub et Huillet

Parce que les cinéastes ont reconnu derrière les motivations de George Bush proposant de sanctionner l'Irak de l'ancien allié Saddam Hussein pour avoir envahi le Koweït le jeu connu des intérêts particuliers, en l'espèce pétroliers. Un jeu semblable aux exigences financières et guerrières décrites dans Leçons d'histoire. Le pétrole pareil au fameux « minerai gris » tant désiré par Créon qu'il y a sacrifié ses fils, Mégarée tué sur le champ de bataille et Hémon, l'amoureux d'Antigone, qui la rejoint dans la mort, sans oublier ses neveux Etéocle et Polynice, tués aussi tous les deux eux, le premier sur le terrain des opérations et le second en refusant d'y poursuivre une guerre injuste.

Danièle Huillet et Jean-Marie Straub se sont refusé à s'adjoindre l'un des deux prologues existants rédigés par Bertolt Brecht, l'un de 1948 avec deux sœurs et un SS, l'autre en 1951, plus classique. Ils ont à la place décidé de clore leur film avec un carton faisant mention de paroles tenues par le dramaturge allemand en 1952, tandis qu'un bruit d'avion sature la bande-son : « La mémoire de l'humanité pour les souffrances subies est étonnamment courte. Son imagination pour les souffrances à venir est presque moindre encore. C'est cette insensibilité que nous avons à combattre. Car l'humanité est menacée par des guerres vis-à-vis desquelles celles passées sont comme de misérables essais et elles viendront sans aucun doute, si à ceux qui tout publiquement les préparent, on ne coupe pas les mains ». D'un côté, donc, Antigone se conclut avec un vrombissement mécanique et son caractère prophétique pourrait bien valoir d'antithèse à l'orage sur lequel se clôt La Mort d'Empédocle. Après l'orage naturel, riche de la promesse volcanique de l'idée communiste, succéderait désormais l'orage de feu et d'acier propre aux guerres totales du 20ème siècle. De l'autre, le film s'est ouvert avec une citation de l'opéra Die Soldaten (1965) du compositeur allemand Bernd Alois Zimmerman d'après le drame éponyme de Jakob Michael Reinhold Lenz (1776). Son inspiration dodécaphonique, mêlée à celle du livre XI des Confessions (397-401) de saint Augustin, plonge dans le fracas de la Seconde guerre mondiale et des bombes atomiques. En n'hésitant pas à mobiliser la référence à La Chevauchée des Walkyries (1851-1856) de Richard Wagner, l'opéra de Bernd Alois Zimmerman malmène cette citation musicale en usant de formes plus contemporaines issues du travail de Karl-Heinz Stockhausen. Ne serait-ce que pour ne pas oublier que ce fameux morceau de Wagner aura été employé à des fins de propagande nazie.

De fait, Antigone est une œuvre d'intervention politique imparable, d'une puissance inégalable en étant allée chercher les moyens de ses résonances beaucoup plus loin dans le temps que la littérature engagée de Heinrich Böll à l'époque du diptyque inaugural composé de Machorka-Muff (1962) et, trois ans plus tard, de Non réconciliés. Alors que le capitalisme planétaire n'avait pas encore fini de célébrer l'effondrement du bloc soviétique, les peuples se retrouvent une nouvelle fois broyés dans les machines infernales fabriquées par les guerres impériales de l'après-Guerre froide, et perpétrées dans la continuité des catastrophes passées. Et le broyage en l'occurrence de s'effectuer selon deux régimes distincts, spécifiques mais absolument complémentaires : le broyage des victimes exposées à des « frappes chirurgicales » et autres « dommages collatéraux » qui redoublent par l'euphémisme propre à la nouvelle sémantique de l'époque le cynisme des bourreaux ; mais aussi le broyage des peuples mobilisés et embrigadés afin de participer au désastre général et qui ne peuvent, ne veulent ou ne savent dire non aux États qui les enrôlent et les enrégimentent de force dans leurs machines de guerre. L'hyper-modernité technique des dispositifs létaux, enveloppée dans les vieux habits d'un archaïsme connu, reconnu et couru d'avance, s'autorise des discours, raisons et postures caractéristiques de pouvoirs qui n'ont guère changé depuis l'antiquité. Savent-ils que les ruines de Ségeste abritent leurs propres ruines à venir en vérifiant aujourd'hui l'antiquité de notre actualité ?

L'instant de la décision,
il y faut du courage, c'est une folie

Il n'empêche, ce qu'il faut exprimer à nouveau afin de s'extraire de la roue du mauvais infini de la guerre, c'est le courage, cet impératif nécessaire et héroïque. Pour parler comme Sören Kierkegaard, c'est le courage de la décision qui est une folie : « L'instant de la décision est une folie, dit Kierkegaard. C'est vrai en particulier de l'instant de la décision juste qui doit aussi déchirer le temps et défier les dialectiques »(5). La décision d'Antigone, décision a minima mais ce minimum éthique est un maximum politique, il déchire la temporalité de l'État en défiant ses mauvais tours de manivelle. C'est la décision folle d'avoir osé dire non aux incarnations ou personnifications circonstanciées de l'État : hier Créon, au moment du tournage George Bush, entre-temps Adolf Hitler, depuis George Bush junior, tous n'ayant évidemment jamais retenu la leçon de Hémon.

Comme grande figure de non réconciliation, Antigone est l'héroïne qui ne cède pas sur le courage du non, décisionnaire et décisif. Un non qui s'impose en marquant un refus au nom d'un régime de valeurs légitime, autonome ou délié de toute identification avec la clôture prescrite par la légalité étatique(6). On le rappellera encore, mais ce non a toujours déjà été celui de Jean-Marie Straub lui-même lorsqu'il refusa de faire la guerre aux Algériens comme le lui imposa de la faire l'État colonial français en 1958 en désertant l'armée française. Un film de deux minutes y est revenu avec un point d'exclamation : La Guerre d'Algérie ! d'après un récit de Jean Sandretto (2014). Comme ce non a été également partagé par Laurence Bataille, la fille de Jacques Lacan à qui il apportait les transcriptions de son interprétation du mythe d'Antigone, la jeune femme étant en effet « alors emprisonnée en raison de son engagement auprès de la lutte algérienne pour l'indépendance »(7).

Le non est pugnacité, c'est un point d'exclamation, l'étoile du matin dans la paume d'un poing levé.

On aime, dans l'Antigone de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, que les raccords soient abrupts afin de faire sentir que l'héroïne est si fermement tenue à sa décision qu'Ismène, sa pauvre sœur qui l'aime sincèrement, craint les conséquences désastreuses d'une sagesse déliée (ou « désidentifiée » pour parler comme Jacques Rancière) de la raison d'État. Antigone, elle, regarde au loin un horizon qu'elle est seule à voir et qui appartient à ceux qui savent encore reconnaître cette ligne de démarcation entre diké ou justice et droit ou nomos. On aime voir aussi Créon s'agiter comme jamais peut-être on aura vu un personnage le faire dans un autre film des cinéastes. Créon balançant les bras puis s'accroupissant, Créon haussant le ton et fulminant ses paroles cinglantes adressées à tout va et à tout le monde, Créon hurlant à la face de tous ceux qui osent le contredire – évidemment Antigone, mais aussi le coryphée composé des anciens, plus tard son fils Hémon qui se suicidera d'amour pour Antigone, et puis l'aveugle Tirésias qui l'est bien moins que le maître de Thèbes puisqu'il ne voit pas qu'Argos est en train de regagner la guerre (c'est là une innovation brechtienne). On aime également remarquer, à l'opposé de l'entrée des personnages se faisant hors-champ, les sorties d'Antigone et Créon qui s'effectuent depuis l'intérieur même du champ, ce qui constitue une grande rareté dans ce cinéma. La sortie du champ est un appel clivé au hors-champ où la mort sans représentation de personnages que tout oppose irait jusqu'à s'étendre au reste du monde à l'extérieur du cadre. Pourtant le monde résiste, tout au fond, il faut chercher loin, dans la profondeur de champ où l'on devine une fois, derrière Créon, un viaduc sur lequel roule une voiture.

On aime voir aussi comment les manifestations sensibles de la nature environnante s'accordent au diapason du texte, en dehors de toute volonté. Le vent qui se lève au moment où Ismène évoque la poussière de la terre remuée par la guerre, une terre renflée car matelassée de cadavres. La lumière qui baisse considérablement comme si la nuit était tombée en plein jour lorsque Antigone parle de son destin qui est d'être enfouie sous la terre. C'est enfin, après celui de la première version de La Mort d'Empédocle, un lézard qui passe derrière Créon, comme la marque presque ironique du vivant indifférent aux vaines gesticulations humaines. Ce lézard que cherche comme un trésor un personnage de Hélas pour moi (1993) de Jean-Luc Godard, remercié dans le générique-fin avec Marco Müller, alors président du Festival de Rotterdam avant d'être celui de Locarno jusqu'en 2000.

Entre deux panoramiques tournés en hauteur et reliant en contrebas et sèchement Créon et les anciens, on aime entendre enfin le coryphée dire ces paroles définitives au sujet de l'illimitation destructrice à laquelle est encline l'espèce humaine, dont l'exception au sein du vivant consiste en ce qu'elle peut constamment s'excéder elle-même en outrepassant toute mesure : « Il y a quantité de choses monstrueuses, / Mais nulle n'est plus monstrueuse que l'homme / (…) / L'inlassable, l'inaltérable Terre, / Il l'écorche avec la dure charrue, / (…) / Lui, l'homme ingénieux. / Il prend au piège les animaux / (…) / Tout lui est sans limites, mais / Une mesure est établie / L'homme sans ennemi devient son propre ennemi. / Comme il force le taureau, il force ses pareils / À courber la nuque et ses pareils / Lui arrachent les entrailles (…) / Ce qui est propre à l'homme, l'homme n'en tient nul compte / Et devient pour lui-même un monstre »(8). Précisément, les paroles du coryphée disent cela même qui pourrait bien avoir constitué le cœur du constat d'Empédocle, ainsi que la motivation dans sa décision d'en finir avec le monde humainement borné pour s'abolir dans la seule infinité préférable à tout illimité, celle de l'immémoriale et divine nature, en se jetant dans l'Etna.

La Mort d'Empédocle et Antigone sont deux grands films soutenus par la puissance d'un sujet désirant ne pas céder sur la décision(9). À ceci près que la décision est difficile pour Empédocle. Celui-ci doit en effet convaincre tout le monde, son fidèle Pausanias, les citoyens emmenés par l'archonte Critias et le prêtre Hermocrate, ses esclaves qu'il a décidé d'émanciper. Il veut les convaincre tous d'une liberté perdue dans la vie mais retrouvée dans la mort identifiée à une nouvelle vie supérieure à la précédente. De son côté, Antigone ne cherche quant à elle à convaincre personne. Elle semble indifférente à son sort, comme une enfermée volontaire dans la tour de sa décision la vouant au monde souterrain et infernal d'en bas. À ceci près encore que, à la différence de La Mort d'Empédocle où la décision revient seulement au personnage éponyme, la décision est dans Antigone divisée, l'enjeu d'une lutte entre la décision que prend sans affect l'héroïne contre l'État incarné par Créon et l'obstination hystérique qu'il manifeste à ne pas céder devant celle qui tient tête à l'État parce qu'il lui refuse d'enterrer son frère comme le veut l'usage coutumier. « Cet excès de la justice sur le droit et sur le calcul, ce débordement de l'imprésentable sur le déterminable ne peut pas et ne doit pas servir d'alibi pour s'absenter des luttes juridico-politiques, à l'intérieur d'une institution ou d'un État, entre des institutions ou entre des États prévient toutefois Jacques Derrida. Abandonnée à elle seule, l'idée incalculable et donatrice de la justice est toujours au plus près du mal, voire du pire car elle peut toujours être réappropriée par le calcul le plus pervers. C'est toujours possible et cela fait partie de la folie dont nous parlions à l'instant »(10).

La décision, un bond
sur fond d'indécidable

Une fois retenu ce prudent avertissement, on conclura provisoirement en faisant remarquer que la folle décision d'Antigone, dont la radicalité est distincte de l'obstination hystérique de Créon s'identifiant au pouvoir de toute une cité, est une passion sans pouvoir, sinon la puissance de ne pas identifier la justice comme idée sublime à l'État de droit qui en est pour l'occasion la représentation injuste et inique, bornée. Une passion désaffectée ayant ceci d'exemplaire qu'elle n'exige aucune reproduction à l'identique. Contre toute représentation qu'abhorrent Danièle Huillet et Jean-Marie Straub en bons disciples de Bertolt Brecht, la préférence revient donc à la présentation, celle d'une singularité éthique liée à l'abîme sans fond de la décision, l'abîme de la violence qui lui appartient et de celle qu'elle devra affronter dans des circonstances toujours nouvelles. « Car des fins qui sont justes pour une situation, qui doivent être universellement reconnues et sont universellement valables, ne le sont pour aucune autre situation, aussi semblable soit-elle sous d'autres rapports », ainsi que l'aura rappelé Walter Benjamin(11). Il y insiste d'ailleurs, et Jacques Derrida après lui : la décision au nom d'une justice soucieuse de la fin et dissociée du droit censé en représenter les moyens se noue sur un fond d'« indécidable ». Et, contre la violence mythique, fondatrice et conservatrice du droit, Walter Benjamin a nommé « violence divine » cette forme de justice qui s'y oppose, son « contraire en tout point »(12) dont la radicalité éthique réinscrit la décision sur son fond d'indécidable. Alors, et précisément, ce fond ou contenu sera seulement « constitué a posteriori par le biais d'un délai structurellement nécessaire » pour reprendre très exactement les termes de Slavoj Žižek concernant les lectures, traductions et retraductions successives de l'histoire d'Antigone(13).

Cet après-coup de la décision, qui engage la vérification rétrospective de la justesse d'un désir de justice disjoint du fond mythique de toute violence réglementaire caractérisant la « force de loi », il faut avoir le courage d'en faire le bond en en assumant les conséquences, son danger qui est folie.

Le courage de la décision se soutient ainsi d'actes et les films en sont d'autres qui s'en font le fidèle écho. C'est qu'ils ont la mémoire stratifiée de tous les textes et les contextes, de toutes les lectures et les relectures, de toutes les traductions et les retraductions, en posant dans le vieux théâtre antique de Ségeste des décisions dont l'histoire est aussi le trésor caché de notre antiquité. Divine, Antigone nomme l'indécidable énigme, la folle aporie de la violence nécessaire à en interrompre le cycle.

Faire des films en forme de constellations de décisions héroïques, aussi folles qu'impératives, en leur fond indécidable et sans autre horizon que leur relève messianique, à venir : de la vieille Johanna Fähmel dans Non réconciliés à la jeune Antigone en passant par Empédocle et, dans un registre plus modeste mais pas moins décisif, la jeune femme de Lothringen ! (1994) d'après Colette Baudoche de Maurice Barrès en 1909 et la mère de Sicilia ! (1999) d'après Conversation en Sicile d'Elio Vittorini en 1939. Pour l'avenir d'une justice autre, une justice au futur antérieur qui aura été rendue pour tous ces autres à l'instar des Irakiens assassinés par ces uns dont l'idéologie nous serine ad nauseam qu'ils nous représenteraient sans reste, en totalité. « Comment articuler cette juste incalculabilité de la dignité avec l'indispensable calcul du droit ? Comment articuler ensemble une justice et un droit également rationnels, voilà une des nombreuses questions qui nous attendent »(14).

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Notes[+]