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Mikey Madison danse en boîte de nuit dans Anora
Critique

« Anora » de Sean Baker : Politique de l'ordre moral

David Fonseca
Vendu comme Ouf par ses producteurs, un film à aller en voir en couple, Anora est un film d'auteur moralisateur. Il ne tendait pas à juger son personnage. Il termine sa course furieuse épuisé, dans un paternalisme gaucho-prédicateur. Ou comment depuis l'anti-chambre du rêve américain, Sean Baker, sermonneur, le reconduit dans ses effets, dans un apologue édifiant.
David Fonseca

« Anora », un film de Sean Baker (2024)

Anora préfère qu’on l’appelle Ani. Elle voudrait raccourcir sa vie. Vivre à une autre échelle d'intensité. Se régénérer. Sortir sa nuit à l'extérieur. Voir plus large. Voir plus barge. Porter lunette et total écran, de beaux vêtements. Se refaire la peau. Streap-teaseuse, une autre travailleuse du sexe chez Sean Baker, elle voudrait exister plein jour, ne plus être prise dans les phares. Ani voudrait une autre vie comme Sean Baker aurait changé de cinéma. Fini LA, qu'il a tant filmé, le revoici dans son New York natal. De la Californie, il a emporté avec lui Vivian Ward/Julia Roberts, prostituée qui arpentait les trottoirs d'Hollywood Boulevard, rebaptisé sa poupée de cire. Son Edward Lewis, prince charmant argenté, s'appellera Ivan. Le capitalisme tardif a changé le visage du fric. L'homme d'affaires performant a passé la main à des oligarco-mafieux russes. Comme dans un gant retourné, un conte qui aurait mal tourné, Anora et Ivan se marieront mais n'auront pas plein d'enfants. Sean Baker remet le mythe à l'endroit. L'amour ne sauvera pas de tout. Dans une comédie de démariage, Anora serait une attaque contre le modèle familial US, tout comme Juré n°2 filmerait le refus de la conjugalité chez Eastwood, son Sniper de retour. On s’aime à l’intérieur d’une classe sociale comme une streap-teaseuse ne s'échappera pas de sa boîte. Les logiques de classe seraient telluriques. Nul n'échappera à sa condition, dans un film programmatique, conçu comme une performance, toujours à la limite de passer en force, qui commence avec un grand sourire et des paillettes, qui s’achèvera dans les pleurs et la neige sale. Quelques jours dans la vie d’une jeune femme, prise dans un cinéma qui a l'épaisseur de l'histoire.

Sean Baker fait un cinéma indépendant spécifique aux États-Unis, made in New York, à côté d'un cinéma typé Sundance, un autre affilié au cinéma européen. Sa généalogie remonte aux années 50, Le Petit fugitif en tête de Raymond Abrashkin et Morris Engel, la réponse à La Nouvelle Vague, en passant par le Mean Streets de Martin Scorsese, certains Ferrara, Good Time des frères Safdie. Une manière d'actualiser en territoire américain les logiques du néo-réalisme. Un temps, Sean Baker a filmé hors New York, pour aller vers la lumière de la Californie. Lumière congruente avec ce qu'il entendait dire : filmer des êtres en quête de reclassement social, de façon purement matérialiste. Se réaliser dans un univers fantasmé, une doublure merveilleuse du réel tout en figurant ce qui relève d'une représentation du sordide, Disney version Hammer. Anora, dans cette filmographie, va le plus loin possible. Chatoyant, ostentatoire, en pleine maîtrise de ses dispositifs de mise en scène, le lens flare devient une orbe lumineuse entourant les personnages pour représenter la manière dont ils se voient eux-mêmes ; les néons sont l'expression de la façon dont ils observent le monde ; le montage est habité d'une vitesse pour restituer leur appétit d'excès comme leur énergie, propre à une époque immature dans son rapport à l'argent.

Mais ces stratégies ne sont-elles pas déjà épuisées quand son horizon d'écriture est de proposer une expérience immersive pour être au plus près des personnages afin de confondre leur point de vue avec le nôtre pour provoquer une empathie totale ? Du déjà-vu comme territoire et point de vue travaillé, dans un film ultra-scénarisé, contrairement aux précédents. En dépit du fait que certaines séquences laissent libre jeu aux acteurs, Anora est globalement structuré en trois parties, ce qui pose problème : à l'instant où il s'agissait de libérer son personnage, Sean Baker l'encage dans ses ficelles scénarisantes.

La première partie est une comédie romantique pure, filmée comme un mirage, Disneyland de retour chez Sean Baker, chimère qui culminera dans un mariage entre Anora et Ivan à Las Vegas, là où tout finit à Hollywood, une illusion permanente, avec la volonté de se greffer au premier degré sur l'imaginaire de ses personnages.

Quand la famille du jeune éphèbe russe veut faire échec au mariage, que l'amour ne réglera aucun problème ni ne fédérera les classes sociales, débute le deuxième segment du film. Cette partie-remake de Good Time des Safdie en suit le flot/flow, dans une errance new-yorkaise à la recherche de personnages la nuit. Une logique de bifurcation prend le pas, avec un rythme plus scorsesien, qui s'épuise dans un imaginaire de parc d'attraction. Un monde qui serait une suite de moments de jouissance, culminant dans les moments festoyants. Une logique de consommation poussée au maximum. Au début, Anora était une forme dessinée par les lumières, qui correspondait à son idéal. Une fois ce mode de consommation interrompu, un retour des corps s'opère, cette scène burlesque de bagarre où Anora règle son compte à trois mafieux. Le film parle alors de son époque : Anora voulait de l'argent pour s'acheter des vêtements de luxe, des sacs à main de marque. Elle était cette jeune femme relais des influenceuses, une manière d'exister purement matériellement avec cette reprise de Pretty Woman lors d'achat de vêtements. Quand elle voulait encore faire sa lune de miel à Disneyland, être une princesse, d'objet elle deviendrait sujet dans cette deuxième partie, une fois son amoureux sorti du cadre, disparu littéralement.

La troisième partie, plus étrange, impure, se transmue alors en mélodrame de séparation et de redécouverte de l'amour avec Igor, personnage secondaire devenu prépondérant. Une troisième partie dont la force de la toute fin fait la faiblesse, qui révèle les coutures du film. Anora en revient alors à un bon film de scénario, non pas à l'objet modernisant, du moins ce à quoi l'on pouvait s'attendre d'un cinéaste comme Sean Baker qui a flirté un temps avec des formes plus radicales comme dans Tangerine, tourné totalement à l'iPhone, improvisé, en filmage guérilla dans les rues de Los Angeles. Dans Anora, qui est pourtant le plus abouti, finalement son cinéma se standardise. Il s'usine. Malgré sa dernière scène, la plus prometteuse de sens, qui provoque une nouvelle bifurcation.

On peut lire ici et là, à cet endroit, que Sean Baker filmerait le sous-lumpen prolétariat, des TDS, qui n'ont que leur corps à vendre comme force de travail ou qu'on achète. Par ce travelling qui ouvre Anora, chacune dans leur cabine, les clients qui arrivent, les filles pointeraient. Sean Baker filmerait des prolétaires, non pas des marginaux, pour parler du monde soumis au marché. Une anticlasse du rêve américain qui essaierait d'y accéder. Le problème est que Sean Baker se fordise lui-même dans son propre film.

Tangerine était pourtant prometteur. Il était structuré par une logique de montage parallèle, dont la structure narrative consistait à suivre trois personnages amenés à se rejoindre en fin de film. Une écriture assez pauvre confrontant des blocs de séquences aux intensités très fortes pour aller vers une esthétique de l'épuisement. Dans le même temps, Sean Baker innovait, s'appropriant quelque chose de très neuf en 2015, une logique Instagram, cette manière de filmer constamment en grand angle, avec des lumières très saturées, une lumière trop blanche produite par une surexposition permanente, des territoires qu'on trouvait davantage sur les réseaux sociaux. Son cinéma était en prise avec une certaine modernité. La suite de sa carrière, qui correspond au moment où il est récupéré par des gros festivals, Deauville puis Cannes, devient davantage conventionnelle. La chance d'Anora, primé cette année à Cannes : à s'être retrouvé parmi des objets bizarres, le film est vite apparu comme le plus aimable, cochant les cases d'un film de festival grand public. Un véritable plan de carrière.

Mikey Madison et Mark Eydelshteyn dans un casino à Las Vegas dans Anora
© Anora Productions LLC

Sean Baker, dans cette version revisitée de Cendrillon, s'efforce pourtant, d'abord, à l'impureté, mélange la fiction au docu. Anora ne connaît que des minuits. Tout du côté du réel, pauvre, elle est obligée de frotter les parquets avec son corps, qu'elle vend, sa seule force de travail quand ce personnage russe, clicheteux au possible, espère autant fuir sa famille, incarne une trouée, le rêve. Or, quand Ivan disparaît lors de la deuxième partie du film, tandis que des mafieux envoyés par la famille entendent dissuader la belle de son beau, on pouvait penser que seul le réel d'Anora se confrontant à la famille russe demeurerait in situ. L'ennui est que le film conserve l'esthétique du rêve de la première partie quand le rêve du film disparaît, chassant le réel d'Anora. Vient à l'écran une version remâchée des comédies Coen, dans l'écriture même des petits mafieux qui viennent d'abord brider puis pourchasser Anora dans New York. Du cinéma sur rails. On y roule comme dans la voiture des mafieux. Il n'y a plus de moment de doute ni d'hésitation quand Anora paraissait trouble – aimait-elle vraiment Ivan ? N'était-il pas plutôt le moyen de sa fin ? Le personnage d'Anora disparaît ainsi quand on pensait qu'il devenait sujet. Sean Baker le réifie. Le spectateur n'épousera plus son regard, cette panique de l'endroit où Anora était propulsée. Une mise sur rails qui culmine lors de la troisième partie, avec cette famille de vilains riches russes, sortie d'un imaginaire régressif, si ce n'était la fin du film, où le doute refait surface quant à la lecture qu'il s'agirait d'en faire.

Dans une voiture où se trouvent Anora et Igor, le film se détemporalise. Décélère son rythme pour laisser place à une scène purement spatiale. Se projeter dans le temps n'est plus possible, l'horizon replié sur l'habitacle de la voiture autant que la neige capitonne le véhicule, redouble l'effet d'enfermement. Ne restent plus qu'Anora et Igor, se regardant. Tout en extérieur, le film devient intérieur. Cloîtré. Les fenêtres, qui sont ce point de vue à partir duquel il était possible de rêver, se ferment. Elles ouvraient d'abord sur l'Hudson lorsqu'Anora pénétrait pour la première fois dans l'appartement d'Ivan, se glaçait plus tard lorsqu'elle y retournait en compagnie d'Igor, jusqu'à ce que l'Hudson referme ses bras dans la voiture. Entre les deux visites à l'appartement, les lignes de fuite se sont effacées : l'Hudson, dans un plan très mannien, s'est pétrifiée pour gagner la voiture, la neige recouvrant l'intégralité du pare-brise dans un espace restreint. Une scène de retrouvaille amoureuse ? À l'instant où Igor tend une alliance à Anora, elle amorce une relation sexuelle pour y avoir été toujours rompue, avant de l'arrêter, se mettre à pleurer, battre l'amant.

Première lecture possible, cette scène déjoue l'arc narratif d'Anora. De la jouissance aux larmes, celle qui n'avait décliné qu'une seule modalité d'émotion durant 2h10 la déjouerait dans ses derniers instants. Une fin libératrice. Anora rassemblée. Son corps retrouvé. Se produirait l'avènement d'une émotion authentique à l'issue d'un processus d'épuisement, ce qui n'est pas nouveau pourtant, Faces de John Cassavetes ouvrant les regards.

S'il fallait faire droit à cette lecture, la scène produirait son plein effet de sens. Elle nous ferait accepter l'incongruité de cette amorce de relation sexuelle pour virer dans l'expression violente de son intensité émotionnelle, qui est une pure question rythmique. La séquence est quasi muette, rythmée par le bruit des essuie-glaces, qui s'efforcent d'ouvrir impossiblement l'horizon, apportant un tempo, une logique musicale. Scène qui s'alanguit pour produire une éclosion émotionnelle, Sean Baker étant lui-même le monteur de son film. Cette fin doterait le personnage d'une force indéniable. Le surgissement de cette action-là serait absolument incompréhensible dans l'économie du scénario. En ce sens, Anora demeurerait un personnage moteur de puissance à l'intérieur du film qui confine à l'indécidabilité de ses propres actions. Un personnage qui ne soit pas purement rabattable sur une logique morale. Anora resterait opaque. Il échapperait aux prérogatives que chacun voulait lui assigner.

Deuxième lecture, le geste amorcé ou chargé d'un lourd déterminisme, obligerait de nouveau à lier Anora à son corps comme à son travail. Un enfermement pour ne pas pouvoir vivre ses émotions, Anora reviendrait sur les lieux de sa propre aliénation. L’extrême visibilité de cette forme en trois parties – trois actes – révélerait la vérité de son charbon en fin de film. Il y aurait là une manière de déterminer très fortement, depuis le surplomb de la narration, l’existence de cette jeune héroïne, qui paraît si libre au départ, y compris dans les petites cabines où elle performe pour des hommes, et qui finirait épuisée par la fatalité dans une petite voiture. Si la fable de Cendrillon ou son équivalent hollywoodien Pretty Woman est détruite, s'il y a impossibilité de sortir de son milieu, de changer de vie, pour qui que ce soit d’ailleurs, le personnage principal en ferait autant les frais. Sean Baker, dans sa veine réaliste, nous referait le coup du roman naturaliste façon 19e, Nana en tête. Le narrateur relais d’un auteur masculin donnerait de la noblesse à des personnages féminins marginaux dont la faute est souvent sexuelle comme pour Anora, en les rendant finalement à leurs destinées funestes. Tellement humaine, sensible et attachante, Sean Baker laisserait finalement Anora excéder sa fable, pour l’y emprisonner violemment. Il ne pourrait pas s'empêcher d'avoir un point de vue moralisateur sur Anora. En produisant un effet tire-larmes sous forme d'effet palme, le même que dans Florida Project avec ce gros plan sur une petite fille qui pleure, après tant de galères, le pathos est suggéré. Après deux heures d'épuisement, s'exprime dans cette dernière scène une manière de percer ce quotidien fantasmé, pour amener le spectateur à la raison comme à l'émotion : tout serait à pleurer. Paradoxalement, au moment où Sean Baker voudrait atteindre une forme de vérité de son personnage, il le quitte. Il faisait jusqu'alors crédit à tout ce qu'était Anora en le déployant à l'écran de façon flamboyante, mais à la fin, pour produire cette émotion, il est contraint de prendre le point de vue contraire du spectateur qui la plaint, dans une forme de paternalisme, pour dire combien derrière ce travail du sexe, il n'y aurait que de la misère à l’œuvre.

Plus terrible, quelle que soit la lecture retenue, dans les deux cas, Anora demeure toujours esclave de quelque chose : ce qui a été vu jusqu'alors est incompatible avec le fait qu'elle vive pleinement son désir, qu'il soit libératoire ou non. La fin infirme donc le début, où la relation entre Ivan et Anora, mêlée de transaction et de désir, voire même où la transaction était condition du désir, n'était pas jugée. Leur rêve était un rêve de consommation. Mais pour Sean Baker, dans cette dernière scène, à quoi chacun pourrait souscrire facilement, un désir fait de consommation ne serait pas viable, ce que confiait Sean Baker dans un entretien aux Cahiers. Mais pour le dire, il lui fallait encore admonester son personnage. Pire, le sacrifier sur l'autel de ses bons sentiments.

Anora esquive finalement la douleur. Il ne renonce pas à toute forme de transcendance. S'il combat les logiques matérialistes, c'est pour mieux revivifier sa morale, en étendre la souveraineté sur son territoire replié. L’imparable insaisissabilité du temps, l’inexorable exigence d’être soi et rien d’autre, tout cela peut être la source d’un profond désespoir que Sean Baker récuse. Il se refuse à une autre voie possible qui ne serait ni une fuite, ni un remède : celle de la joie tragique ; une allégresse dans la lucidité. Cette joie ne serait pas qu’un bon moment ou un bonheur passager mais bien un mécanisme approbateur, comme dans la première partie du film : une prise en charge et une acceptation globales de ce qui est, c’est-à-dire du réel dans sa dimension tragique. Un oui sans réserve qu’Anora disait à tout, à la souffrance, à la faute même, à tous les problèmes, à toutes les étrangetés de sa vie. Sa joie provenait de l’acceptation de l’impossibilité à réellement « penser » ce qui est autrement. Elle était dans la renonciation à toute saisissabilité morale de son existence. C’est exactement ce qui fait défaut à tous ceux qui, comme Sean Baker, prétendent que le monde ne peut être ainsi : qu’il faut le changer. Or c’est une prétention hautement morale que ce refus du réel de son personnage, cette aptitude à récuser comme immoral ce qu’il ne peut admettre comme réalité dès lors que celle-ci est tragique, ou contraire à ses vœux. Ce que recèle cette morale, c’est l’espoir de causalité, d’ordre et de raison, tout le contraire de ce qu'était Anora.

Si l'intention du film résidait dans l'absence de jugement, séditieux, il rédige in fine les prolégomènes de sa propre insurrection. Prêcheur, il conspire contre lui. Le recul dans la dernière séquence infirme le propos. Sean Baker ne révèle donc pas tant l'envers du rêve américain, qu'il reconduit depuis son aile gauche. Il devient complice, ce faisant, de ce qu'il dénonçait. Se déconstruit comme de lui-même, puisqu'il fait apparaître ce qu'il voulait faire disparaître, une certaine congruence avec l'époque, sa morne moralisation, avec ces mots d’horloge qu’ont les prophètes. Un film qui est à lui-même, finalement, l'objet de sa défaite pour avoir répudié son personnage, que le film honnit, obligé de l'annuler de lui-même pour faire place nette, installer sa quête prédicatrice.

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