« Anomalisa » : D'une Marionnette emmêlée dans les Ficelles du désir
Avec Anomalisa, Kaufman s'intéresse à une nouvelle force invisible logée au creux de l'être humain : le désir, à la fois amoureux et sexuel qui, dans les nouages complexes qu'il opère, définit une attente envers l'autre autant qu'avec soi-même et le monde dans lequel on se trouve.
« Anomalisa », un film de Duke Johnson et Charlie Kaufman (2016)
Tous les films de Charlie Kaufman pourraient se résumer à une série de confrontations entre des marionnettes et leurs propres ficelles. De film en film, cette confrontation change les termes et l'objet de son conflit. Kaufman semble vouloir explorer toutes les origines possibles des forces qui, tapies dans l'ombre, animent la destinée de ses personnages. Chaque film traite ainsi de manière spécifique de la métaphore de la marionnette : Adaptation s'intéresse à l'énergie créatrice incontrôlable d'un scénariste en proie à la page blanche ; Eternal Sunshine of the Spotless Mind confronte son personnage à des pertes de mémoire qui compliquent sa quête amoureuse ; Human Nature montre quelle part animale subsiste encore dans nos comportements et qu'il est vain de vouloir la supprimer totalement ; et bien sûr, Dans la peau de John Malkovich, qui met littéralement en scène la figure du marionnettiste capable de prendre possession du corps de l'autre. Création artistique, mémoire, part animale, contrôle de soi dans les mains d'un autre : ce sont autant de ficelles qui agitent les marionnettes de Kaufman, symboles de son obsession pour notre incapacité à maîtriser pleinement toutes les dimensions de notre existence, mais qui sont en même temps une porte de sortie vers d'autres mondes auxquels aspirent les personnages. Avec Anomalisa, Kaufman s'intéresse à une nouvelle force invisible logée au creux de l'être humain : le désir, à la fois amoureux et sexuel, avec ses aléas et ses paradoxes, qui, dans les nouages complexes qu'il opère, définit une attente envers l'autre autant qu'avec soi-même et le monde dans lequel on se trouve. Le désir comme ligne de démarcation vers de nouveaux possibles.
Dans Anomalisa, la nouvelle marionnette du cinéma de Kaufman est traversée par un désir qui vient semer le désordre dans son quotidien trop bien réglé. Michael Stone, auteur à succès d'un livre sur le management, est en voyage à Cincinnati pour y donner une conférence. Son existence lui pèse sur les épaules. Le moindre détail du quotidien auquel il est confronté sonne comme une nouvelle aberration (obligation de visiter un zoo ou de manger une spécialité culinaire du coin, room service fatiguant, programmes TV grotesques...). On se dit alors que Kaufman va lui trouver une porte de sortie, une forme de rédemption et de happy end. Mais ce ne sera pas exactement le cas. Michael va s'en remettre à l'imprévisibilité de son désir pour échapper à sa vie morose, mais à chaque fois, il sera rattrapé par l'échec de ce qu'il veut obtenir, ou pense vouloir obtenir, à travers les voies que lui ouvre son désir. Kaufman va laisser Michael s'emmêler dans les ficelles du désir qui tire son être vers d'autres mondes possibles. Michael devra se résigner à vivre avec les contraintes de son quotidien, car son désir, qu'il ne parvient pas à comprendre et à canaliser, ne lui donnera pas ce qu'il recherche. Anomalisa va néanmoins poser une question : est-il préférable de vivre résigné ou de se laisser mettre à l'épreuve par le désir ? Michael n'est pas tant une marionnette parce qu'il subit mécaniquement son quotidien, dont il contrôle au fond tous les paramètres. Il l'est parce que son désir, qui envahit tous les aspects de son existence, lui donne la possibilité, le temps d'un séjour à Cincinnati, de s'arracher à cette mécanique de soumission.
Michael semblait pourtant arriver à Cincinnati avec une idée qui laissait présager d'une fin heureuse : renouer les liens avec une femme dont il a brisé le cœur. Serait-il venu donner cette conférence dans le but de se remettre avec elle ? Quand ils se retrouvent le soir de son arrivée au bar de l'hôtel, nous comprenons que Michael, en manque d'affection, veut seulement passer la nuit avec elle et oublier sa solitude. La femme fuit en larmes. Impossibilité de retrouver le bonheur du passé. Michael était visiblement guidé par son désir, un désir de type sexuel, incontrôlable et dévorant l'autre, que l'on peut ressentir pour certaines personnes avant qu'il ne s'estompe subitement, sans raison. Le désir pour la personne en question, une fois disparu, devient alors une aberration. On se met presque à se détester d'avoir pu désirer quelqu'un qu'on ne voulait pas. C'est dans cette position que se trouve Michael, au croisement entre le désir sexuel, la sincérité et une certaine forme de bêtise, aussi. Le désir lui fait perdre la notion des choses, comme le fait que cette femme a mis dix ans à l'oublier. Il agit comme un sale type qui ne voit plus qu'à travers les yeux de son désir. Ce que Kaufman souligne en troublant la perception de Michael : cette femme a une voix d'homme, et il la confond avec d'autres tout en s'imaginant des retrouvailles heureuses.
Kaufman pénètre ainsi dans la psychologie particulière d'un personnage qui, certes, traverse une crise existentielle, mais qui cherche avant tout à ne pas s'éteindre, à ne pas s'abandonner au fonctionnement minutieux d'un monde auquel il ne veut pas appartenir. Michael ne peut plus supporter son quotidien. Il accepte, consciemment ou non, de devenir cette marionnette désirante qui s'emmêle les ficelles en étant incapable de gérer les différents flux qui la traversent. Il se trouve dans un état d'esprit où tout peut le faire basculer. Tout ce qui peut lui offrir une alternative à la mécanique minutieuse de son quotidien devient un moyen de résoudre les maux qui le rongent. Au fond, Michael cherche des anomalies régénératrices, qu'il va trouver un temps en la personne de Lisa.
Pas rebuté par son premier échec, Michael tient à passer la nuit accompagné. Il fait alors par hasard la connaissance de Lisa, une femme d'une trentaine d'années mal dans sa peau. Celle-ci accepte ses avances et ils passent la nuit ensemble. Michael la surnomme "Anomalisa", parce qu'elle représente pour lui cette anomalie régénératrice. Pendant un moment, on pense que le film va exploiter une belle idée — l'amour comme une anomalie. Or, une nouvelle fois, Kaufman brouille les pistes et on comprend rapidement que leur amour sera impossible. Le matin, ils déjeunent ensemble dans la chambre. Michael tique immédiatement sur le fait qu'elle mange bruyamment. Puis, Lisa lui propose d'aller visiter le zoo, ce qu'il ne fallait évidemment pas dire à Michael car cela inscrit leur potentiel couple dans le quotidien qu'il veut justement fuir. Michael se retrouve à nouveau rattrapé par l'imprévisibilité de son désir qui ne parvient pas à lui faire franchir l'obstacle de la réalité du monde commun, du monde qu'il doit se résoudre à habiter et auquel appartient Lisa. Michael ouvre alors les yeux et se débarrasse du voile du désir. La veille, il était fasciné par la voix de Lisa, qui avait la seule voix féminine du film. En réalité, elle possède une voix masculine, mais la perception dévorée par le désir de Michael travestissait la réalité. Elle porte aussi une cicatrice que nous ne voyons pas dans un premier temps, et qui sera visible sur son visage une fois qu'elle sera devenue indésirable aux yeux de Michael.
Michael s'emmêle dans ses ficelles de marionnette désirante. Il se rend compte qu'il se conduit n'importe comment. Il ne peut pas aimer cette Lisa, car elle ne provoque pas l'anomalie attendue dans son quotidien. Lisa, muse d'une nuit, devient soudainement une personne quelconque, et Michael a honte de l'avoir autant désirée. Que ce soit Lisa, son ancien amour, ou n'importe qui d'autre, personne ne semble pouvoir satisfaire Michael, marionnette désirante prisonnière de chimères. Les ficelles qui agitent son être le détournent d'un amour auquel il croyait sans doute sincèrement la veille, et auquel il a donné une réalité imaginaire (voix féminine, cicatrice effacée). Michael a beau se laisser entraîner dans les aléas de son désir, il n'en demeure pas moins incapable d'accomplir jusqu'au bout son processus d'altération. Cette instabilité explique pourquoi l'animation décolle sans cesse les visages des personnages, Michael perdant même complètement le sien lorsqu'il se regarde dans le miroir de sa salle de bain. Le désir altère la perception de l'autre et de soi-même, les rend sujets aux altérations de ses flux, de ses forces, tout peut être puis disparaître sous son impulsion. Ce que traduit parfaitement la double rencontre que fait Michael.
Lisa se retrouve au final dans la même situation que le premier amour de Michael : elle gardera de lui une trace forte, romantique, pendant qu'il continuera à vivre sa vie de son côté. Michael se sent-il plus vivant après sa double expérience désirante ? À première vue, non. Il rentre chez lui et découvre que sa femme a organisé une fête surprise pour son retour, avec des gens qu'il semble ne pas connaître. Le dernier plan du film le laisse songeur, chez lui, au milieu des invités. Nulle rédemption ici donc. Michael doit se résoudre au fait qu'il ne pourra peut-être jamais changer de monde. Anomalisa est d'abord un film sur l'impossibilité de se compléter et d'atteindre une forme d'harmonie, autant que sur la fatalité qu'il y a à subir une existence que le désir ne parvient pas à déplacer sur d'autres terres. Il ne faudrait pas accuser trop vite Anomalisa de misanthropie. Ce qui importe avant tout, c'est la manière dont Kaufman déploie le mode de fonctionnement du désir chez Michael. Il y a là quelque chose de fort et d'important qui se dit sur le désir, le rapport d'un corps avec ce qu'il est, ce qu'il attend et ce à quoi il est confronté (ici, la méticulosité des gens et de la société ; le désir d'être autre,...). Anomalisa s'intéresse surtout à la complexité de ce désir humain qui semble être prêt à tout voir puis à tout abandonner. Finalement, malgré la résignation du personnage et la tristesse que laisse le film, ne devrait-on pas se réjouir que Michael parvienne encore à se transformer en marionnette désirante ? Cela n'a-t-il pas plus de valeur, malgré l'échec du processus, qu'une soumission totale à un quotidien minutieux et rigide ?
Poursuivre la lecture
- À propos d'Anomalisa : Jérémy Quicke, « Anomalisa et Her : Le chant des sirènes contemporaines » dans Le Rayon Vert, 23 septembre 2016.
- À propos d'autres marionnettes et automates : Sébastien Barbion, « Sandy Wexler : Le gigantisme métafictionnel de l'impresario » dans Le Rayon Vert, 8 juin 2017.