« Anomalisa » & « Her » : Le chant des sirènes contemporaines
Il arrive régulièrement que des œuvres empruntent des chemins inédits pour nous parler d’amour autrement. C’est le cas de « Her » (2013) et de « Anomalisa » (2016) qui rejouent, à leur manière, l’appel des sirènes de l’Odyssée.
Les histoires d'amour, c'est peut-être ce que le cinéma a le plus raconté depuis sa création. Parfois, ce sont des histoires qui se ressemblent et peuvent être prévisibles. Mais arrivent régulièrement des œuvres qui empruntent des chemins inédits et nous parlent d’amour autrement. C’est le cas des deux derniers films en date des ex-compères Spike Jonze et Charlie Kaufman, à savoir Her (2013) et Anomalisa (2016). Ces récits semblent rejouer, à leur manière, l’appel des sirènes de l’Odyssée. Pour rappel, Ulysse y était averti par Circé qu’il naviguerait à proximité de ces sirènes qui tentent de séduire les voyageurs par leurs chants. Ulysse ordonna alors à ses hommes de se boucher les oreilles avec de la cire, et se fit quant à lui attacher au mât de son navire pour pouvoir les écouter sans succomber à leur envoûtement. Les deux films étudiés ici partagent avec l’Odyssée la thématique de la séduction par le prisme de la voix, et, dans une moindre mesure, du chant. La relation amoureuse qu’ils développent semble suivre les mêmes étapes : la séduction, le chant, le sexe et la désillusion. Chaque chapitre offrira alors une place importante à cet aspect qui nous intéresse ici : la voix.
Séduction
Les deux films ont un personnage principal masculin présenté d’abord via sa situation professionnelle, plutôt confortable : Theodore (Joaquin Phoenix dans Her) excelle chez "belles-lettres-manuscrites.com" où il dicte pour ses clients des lettres personnalisées, notamment des déclarations d’amour. Dans le film de Kaufman, Michael Stone est un expert dans le service clientèle, ayant écrit un best-seller à ce sujet. Ils sont mariés, mais il apparait très vite que leur vie sentimentale ne les satisfait pas, et qu’ils ressentent une grande solitude. Theodore se réfugie dans des jeux en ligne et des sites de rencontre. Stone, lui, ne supporte plus d’attendre seul dans son hôtel avant de donner une conférence, et tente en vain de renouer avec un amour de jeunesse.
Ces deux destinées vont basculer grâce à la rencontre d’un personnage féminin, et, avant tout, grâce à une voix. Littéralement dans Her, bien sûr, puisque Theodore y décide d’acquérir un Operating System : à partir de ses données personnelles, cette intelligence artificielle se présente sous le nom de « Samantha », une voix féminine (celle, irrésistible, de Scarlett Johansson !) capable de converser et d’interagir avec lui, et même de développer des sentiments en constante évolution. La voix artificielle parait de fait totalement humaine, et même davantage : elle est omnisciente, toujours disponible et dévouée à son possesseur.
Dans Anomalisa, par contre, le personnage possède un « corps » (tous les personnages sont des marionnettes animées), mais c’est sa voix qui permet de le distinguer de tous les autres. En effet, Michael Stone entend tout le monde parler avec la même voix masculine. Kaufman s’amuse même à prendre le spectateur au piège en lui faisant entendre la première fois la voix de la femme de Stone au téléphone… le spectateur imaginant alors qu’il s’agit d’un homme au bout du fil. Dans ce monde à l'univocité cauchemardesque, Michael rencontre finalement Lisa, la seule à lui parler avec une voix véritablement féminine. L’une des premières phrases de Michael envers elle est d’ailleurs: « vous avez une voix miraculeuse ».
Chant
Samantha et Lisa ont également en commun avec les sirènes de l’Odyssée la faculté de séduire par le chant. C’est l’étape suivante de la séduction entre les personnages du film de Kaufman. Michael complimente Lisa sur sa voix, et lui demande rapidement si elle chante. Un peu gênée, Lisa se lance et interprète Girls just wanna have fun, ce qui aboutira directement à un premier baiser amoureux. Peu après, elle chantera même une version italienne de ce titre, l’italien étant associé pour elle au romantisme. Une façon, peut-être, d’exprimer la fascination qu’opère cette voix du point de vue purement esthétique, au-delà du contenu, puisqu’elle séduit même lorsqu’elle n’est pas intelligible pour Michael. Dans Her, il n’y a qu’une seule scène de chant, qui arrive après l’étape de séduction : il s’agit d’un moment fusionnel où Samantha chante, accompagnée par Théodore à la guitare. La chanson (Moon Song) évoque ici l’amour qui résiste à la distance. Pour résumer, qu’il s’agisse de séduction ou de vie de couple, l’amour est sublimé par la voix et le chant dans les deux films.
Sexe
Dans ces couples non conventionnels, les deux cinéastes prennent aussi le temps de filmer les premières relations sexuelles, en accordant toujours une grande importance à la voix. Chez Kaufman, Michael demande d’abord à Lisa si elle « parle en faisant l’amour » ; la scène montre alors l’homme effectuer, petit à petit, les gestes tandis que la femme parle. Il s’interrompra même pour dire « vous êtes silencieuse, ce n’est pas bon ». Dans Her, cette relation tente de s’accomplir sexuellement au cours d’une scène particulièrement troublante, qui se déroule dans la chambre de Théodore la nuit tombée : sur un écran totalement noir, nous n’entendons que les deux voix qui se mélangent dans l’excitation et les fantasmes. Si Kaufman essaie de mettre la voix et le corps à égalité sur le chemin du plaisir sexuel, Jonze va jusqu’à tenter de filmer une scène de sexe sans corps, seulement avec deux voix. Dans les deux cas, les personnages atteignent la jouissance au bout du chemin.
Désillusion
Malgré leur puissante séduction, Ulysse devait résister aux sirènes et continuer son voyage. La conclusion est similaire pour Michael et Théodore, qui vont devoir chacun accepter la désillusion. Le premier en prendra conscience dès le lendemain matin, aux premiers signes du retour de la banalité : Lisa parle la bouche pleine, et attrape par la même occasion une voix d’homme, la même voix que partagent tous les personnages de ce monde. Dépité, Michael revient à sa vie familiale monotone. Dans Her, au contraire, c’est Samantha qui prend la décision : elle lui annonce que tous les OS se sont réunis et veulent s’émanciper des humains et vivre de façon autonome. La machine créée par l’homme finit par être plus lucide que lui, et prend la décision de le quitter pour que le créateur puisse s’affranchir de sa création. En empruntant un cheminement différent, les deux films arrivent à un même résultat.
Michael et Théodore forment un certain portrait de l’homme du XXIe siècle, ayant oublié les leçons ancestrales d’Ulysse. Contrairement au héros de Homère, ils ont cédé à la tentation, comme en témoignent les scènes de sexe. Ils ont connu une éphémère jouissance avant de se résigner. Les sirènes et leur chant ont pris d’autres formes, et d’autres voix, mais leur séduction est tout aussi dangereuse. Pour eux, une nouvelle quête commence, celle d’un amour pleinement humain.
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Guillaume Richard, « Anomalisa : D'une Marionnette emmêlée dans les Ficelles du désir » dans Le Rayon Vert, 18 avril 2016.