« Amin » de Philippe Faucon : La rétention jusqu'à la résignation
La retenue de « Amin », si caractéristique du style de Philippe Faucon, se raidit en rétention, envenimée d’une frilosité par volonté de ne pas faire de vagues en franchissant des lignes seulement imaginaires.
« Amin », un film de Philippe Faucon (2018)
Pendant un bon moment, on pouvait croire cela : Amin de Philippe Faucon serait un grand film parce qu'il serait, toutes choses égales par ailleurs, comme l'équivalent pour la France contemporaine de ce qu'aura pu représenter pour l'Allemagne fédérale du début des années 1970 Tous les autres s'appellent Ali (1973) de Rainer Werner Fassbinder. On pouvait y croire en effet dès lors qu'un film entretient avec rigueur la préoccupation de documenter l'inscription sociale de ses personnages. Dès lors encore qu'une fiction aménage un espace accordé à l'événement du désir de ses personnages afin qu'ils occupent une place originale et intervallaire, en écart relatif aux assignations à résidence souvent prescrites par la volonté mimétique du réalisme français à tendance naturaliste.
L'histoire d'Amin, un travailleur d'origine sénégalaise qui, à intervalles réguliers, fait l'aller-retour entre les chantiers de la région francilienne et son village natal où vivent sa compagne Aïcha et leurs trois enfants, est formellement passionnante parce qu'elle témoigne entre autres de la dimension doublement économique d'une trajectoire individuelle déterminée par les exigences d'une migration de travail. Économique parce que le travailleur migrant est, à l'instar d'Amin et ses camarades habitant le même foyer d'ouvriers étrangers, surexploité sur un type d'emplois majoritairement occupés par les salariés les plus faibles ou bien les moins protégés, de fait non nationaux et comme ici originaires de pays anciennement colonisés. Économique aussi parce que ce travailleur est à l'image d'Amin un agent économique non réductible à sa force de travail exploitable. Précisément, il est le détenteur de ressources monétaires gagnées par son travail, qui l'engagent à revenir régulièrement dans son pays d'origine afin qu'elles servent pratiquement à entretenir une école, restaurer une mosquée ou bien encore participer à la construction d'une maison. Le travailleur économiquement surexploité ici est ailleurs mais autrement subordonné, parce qu'il est astreint en effet au devoir d'accumuler les quelques milliers d'euros qui représentent une somme d'argent relativement importante dans le pays d'origine. L'agent économique qui supplée aux manques ou manquements des politiques publiques locales caractéristiques des pays dits « en développement » est donc lié à double titre, à la fois par le réseau familial et social d'interdépendance développé au village et par le nouage asymétrique des rapports nord-sud biaisés par le poids de l'héritage colonial et ses prolongements néocoloniaux actuels.
Le film de Philippe Faucon dépeint ainsi par petites ponctuations impressionnistes une trajectoire individuelle moulée par une logique économique considérée de façon complexe, avec un sens de la touche narrative qui participe, avec l'ellipse, à fonder un vrai désir esthétique de retenue. Et Amin se ferait encore plus passionnant quand son personnage éponyme s'ouvre à l'imprévisibilité du désir partagée avec Gabrielle, une cliente française qui fait appel à son patron pour la réfection de sa cour et sa véranda. L'évidence du désir mutuel s'imposant à tout devoir d'explication psychologique risque cependant de contrarier la somme des devoirs incombant à l'homme qui est marié, père et agent économique dont le travail soutient l'économie du village d'origine. Il suffira donc du seul jugement émis par l'adolescente et fille de Gabrielle, qui insiste particulièrement sur l'impossibilité d'un pareil amour sur lequel pèsent effectivement tant d'obligations comme autant de négatives déterminations (sociales, sexuelles, raciales, etc.), pour songer immédiatement au film de Rainer Werner Fassbinder ainsi qu'au modèle cinématographique qui l'aura évidemment inspiré, All That Heaven Allows – Tout ce que le ciel permet (1955) de Douglas Sirk.
Mourir sous les obligations
La retenue signant donc le style économe et sensible de Philippe Faucon permettrait ainsi de fonder une autre logique économique, moins cumulative que soustractive, dédiée à deux personnages qui vivent leur amour en retrait de devoir s'expliquer, de s'en expliquer ensemble comme devant les autres. Ce retrait pourrait encore s'expérimenter autrement, présentement sur le plan de la question décisive de l'égalité. La demande d'égalité d'Aïcha, la compagne restée au village qui a son mot à dire sur les chantiers financés par son mari depuis la France, concerne encore l'idéal d'un film dont l'incarnation s'appuie sur un couple mixte composé d'un acteur d'origine sénégalaise assez peu connu (le comédien mais aussi chanteur et percussionniste Moustapha Mbengue, qui vit et travaille à Rome depuis vingt ans, avait joué dans Les Caprices d'un fleuve de Bernard Giraudeau en 1995) et d'une actrice française quant à elle connue et reconnue (Emmanuelle Devos).
Pourtant, Amin convient qu'il faille se résigner en admettant la nécessité de refuser à Gabrielle et Amin ce que le monde social ne cesse justement pas de leur opposer. Pourtant, Philippe Faucon va donner au fond raison au jugement d'existence de la fille de Gabrielle puisqu'il voue l'amour comme exception au consensus social, sexuel et racial à ne l'être plus devant la règle imparable des obligations respectives, parentale pour Gabrielle, familiale pour Amin. Jusqu'à la pénible convention d'une fin vouée à sanctionner un échec qui tranche par la négative quand Tout ce que le ciel permet et Tous les autres s'appellent Ali avaient encore ce bonheur de laisser le soin au spectateur d'envisager toutes les hypothèses pour la suite, les pires comme les meilleures. Pourtant, le film va nettement reculer devant la difficulté (Gabrielle est ainsi étonnamment préservée de toute ambivalence à l'inverse des héroïnes sirkienne et fassbinderienne), en s'autorisant de surcroît un très mauvais tour de scénario (le camarade marocain meurt d'une mort qui se voit tellement venir qu'elle en serait scandaleuse, cette mort purement fonctionnelle, achevant comme il se doit de culpabiliser Amin qui renonce en conséquence à Gabrielle par un simple coup de téléphone, ce à quoi elle souscrit sans discuter). C'est ainsi que la retenue se raidit en rétention, envenimée d'une frilosité par volonté de ne pas faire de vagues en franchissant des lignes seulement imaginaires. C'est ainsi que la douceur du trait se relève mièvrerie et que le souci de l'inscription documentée se dilue dans l'eau tiède du social agrémentée pour faire passer la pilule d'un sirop de sentimentalisme. L'obligation d'un réalisme raidi en pragmatisme s'imposant en définitive comme la mort programmatique de l'utopie, ici envisagée dans sa variante amoureuse.
Ce pragmatisme finit toujours par corseter plus d'un film de Philippe Faucon (Samia en 2000 La Désintégration en 2011, Fatima en 2015), au point de renvoyer la posture sincère et humaniste à ses propres apories éthiques et politiques. Car le réel qui affecte aujourd'hui les migrants, de travail ou réfugiés, est tellement plus expressif et excessif, tellement plus fou et baroque, tellement plus terrible et inattendu, tellement plus dissensuel, que le documentaire possède de fait bien plus d'un temps d'avance sur la fiction victime de rigor mortis (en attestent les films de Sylvain George et L'Héroïque Lande, la frontière brûle de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval, riches de fictions que n'égalent pas loin de là les fictions cinématographiques sur le sujet, comme on s'en était autrement rendu compte avec le plus intéressant Une saison en France de Mahamat-Saleh Haroun en 2017). Amin est alors ce film qui, pire que son personnage éponyme, est si bien intentionné qu'il étouffe en crevant sous les devoirs appliqués d'un naturalisme soft, tellement en deçà de ce qui arrive réellement.