« Rendre la violence supportable » : Interview de Mikhaël Hers pour « Amanda »
Comment rendre la violence supportable ? Interview de Mikhaël Hers pour « Amanda » sur la place des attentats, du deuil ou de la lumière dans le film.
Interview de Mikhaël Hers pour « Amanda » (2018)
Depuis la vision de Ce sentiment de l’été, nous avions envie de rencontrer Mikhaël Hers pour lui poser des questions sur sa méthode et le style très particulier et propre qu’il a réussi à créer en quelques films. C’est à l’occasion de son passage à Bruxelles pour l’accompagnement de son nouveau film, Amanda, que nous avons finalement eu cette chance. C’est à travers des réponses sur le film en particulier, sur son rapport au monde et sur la pratique du cinéma que l’on a pu cerner un peu mieux le travail de ce cinéaste passionnant.
Dans Ce sentiment de l’été comme dans Amanda, le sujet du deuil est mis à distance, par les ellipses dans le premier et par un déplacement de la problématique dans le second.
Oui, mais les deux films ne charrient pas du tout la même temporalité puisque l’un se déroule sur trois étés et l’autre sur quelques semaines. Mais c’est vrai que, dans Ce sentiment de l’été, une grande partie du travail du deuil se fait aussi dans les ellipses, puisque l'on ne garde que les étés sur trois ans. Et concernant Amanda, on ne fait évidemment pas le deuil d’une mère ou d’une sœur en quelques semaines, mais le film amorce ce travail de deuil puisqu’il raconte l’accompagnement d’un petit enfant par un grand enfant dans ce travail, sans qu’on ne sache vraiment qui est le plus à même d’aider l’autre.
Les deux films ont également en commun un même point de départ et un même canevas : les personnages perdent un être cher et ils vont suivre un chemin au cours duquel ils devront accepter cette perte. Aviez-vous conscience, avec Amanda, que vous repartiez sur les bases d’une idée similaire à votre précédent film ?
C’est vrai qu’il y a beaucoup d’accointances entre les deux films mais, quand je les ai écrits, je ne me suis pas dit que j’allais creuser un sillon. Les questions de l’absence et de la disparition, qu’elles soient métaphoriques ou frontales, sont au cœur de mes films et du matériau de départ. Mais je ne me les formule pas de cette manière, en me disant que je vais essayer de reproduire un schéma ou de le décliner. C’est quelque chose qui m’échappe et que d’autres personnes me font remarquer, a posteriori.
Dans les deux films, il y aussi le côté arbitraire de la mort, qui survient de façon abrupte tout en étant gardé à distance, d’une certaine manière : par la profondeur de champ dans Ce sentiment de l’été, par le hors-champ ou l’ellipse dans Amanda. Est-ce là une volonté de votre part de montrer un événement marquant, traumatique, sans l’aborder de front, par une sorte d’euphémisme visuel ?
On va dire que c’est une question d’inclination naturelle, de sensibilité. Les choses se formulent comme ça quand je les écris. C’est avec cette distance-là que je les vois, et donc que je les écris, mais je n’ai pas vraiment de recul théorique par rapport à ça. Ça reste instinctif, mais il me semble aussi que l’on approche plus la vérité d’un sentiment ou d’un fait en passant par la périphérie, en restant à la lisière des choses plutôt qu’en étant véritablement dans l’œil du cyclone. Mais ça reste, bien sûr, une histoire d’inclination naturelle et je ne doute pas qu’il puisse y avoir plein de manières différentes de représenter ces événements.
Vous vouliez parler d’un Paris post-attentats, mais vous avez fait le choix de ne pas montrer l’événement en lui-même, uniquement l’après, les conséquences. Qu’est-ce que vous pensez d’un film comme Utoya 22 juillet, qui fait le choix inverse, celui de montrer l’attentat en lui-même, dans les détails et sur la longueur (le film est un plan séquence d’une heure et demie) ?
En l’occurrence, je n’ai pas vu ce film donc je peux difficilement avoir un avis tranché là-dessus. Mais, encore une fois, de manière intuitive et instinctive, quand je me mets à écrire, il y a des choses dont je sais directement qu’elles vont faire partie du récit. Et, par exemple, ça me semblait impensable que le résultat de l’attentat ne soit pas montré. Il s’agit pour moi d’une image manquante qui n’a pas existé et il fallait absolument que Amanda la prenne en charge. Ça aurait été de la fausse pudeur ou un évitement qu’elle n’y figure pas. En revanche, en ce qui concerne le massacre en lui-même, au moment où il se perpétue, je n’ai jamais imaginé que ça serait dans le film. De la même manière, il me semblait inévitable que l’annonce de la mort de la mère faite à sa fille devait figurer dans Amanda, alors que les funérailles me semblaient très accessoires, d'où le fait qu'elles ne sont pas montrées à l'écran. Je suis des schémas préexistants, qui sont dans ma tête et qui font que les choses se formulent d’une certaine manière, que certains éléments restent dans les interstices du récit et que d’autres deviennent centraux. Mais l’idée de départ était qu'Amanda ne soit pas phagocyté par ce sujet, même si les attentats sont en effet un élément important du film. Je voulais m’emparer de ça en restant à la hauteur des personnages et à travers le prisme de la tragédie intime.
Vous faites souvent des analogies entre la musique et vos films, notamment en les comparant à des chansons. Et la musique prend également une place importante, de manière pratique, dans vos films. En cela, on peut noter une différence dans Amanda. Là où, dans les films précédents, la musique semblait principalement accompagner de manière bienveillante les images, elle a ici une fonction plus narrative, elle souligne des choses...
J’essaie malgré tout de l’utiliser de la même manière. Mais le fait que ce film-ci soit plus assumé comme étant un mélo donne peut-être une autre dimension à la musique. Elle est en tout cas plus orchestrée, là où celle des autres films était plus minimaliste. J’espère que ça ne « surligne » pas trop, mais ça accompagne probablement certaines émotions.
Vous utilisez toujours la lumière, littéralement et métaphoriquement, pour « illuminer » des récits qui sont souvent baignés dans la dépression ou la mélancolie...
Oui, c’est important car la matière de mes films est toujours plutôt sombre mais j’aime l’idée que la lumière s’infiltre à travers la brèche et que le film reste résolument lumineux, en dépit de ce qui l’alimente qui est plutôt tragique ou, du moins, qui charrie un questionnement existentiel. Et, effectivement, mes films sont tournés en pellicule, ce qui apporte, je pense, un rendu des couleurs et de la lumière dans une tessiture très particulière. Cela correspond pour moi très bien à l’ambivalence des sujets que je traite. Et également parce que je les tourne en été et que l’été est très porteur de ça. C’est une saison lumineuse, des possibles et du renouveau, mais durant laquelle l’absence n’est jamais aussi prégnante, sous le bleu du ciel. Et je pense que le meilleur vecteur pour transmettre cette impression reste la pellicule, et notamment le 16mm.
Est-ce que vous rapprocheriez cette tentative de faire passer des émotions ou des sentiments par la lumière ou par la musique d’un travail « impressionniste » ?
Oui, ça se rapproche complètement du fantasme que j’ai que l’on puisse appréhender mes films comme des chansons. C’est l’idée de travailler sur quelque chose de sensoriel et d’impressionniste plus que sur une base plus théorique et cérébrale. Après, les films sont faits pour que chacun s’en empare avec sa sensibilité et je n’exclus pas du tout que l’on puisse « intellectualiser » mes films. Mais j’ai effectivement le fantasme que l’on puisse les recevoir de manière assez primaire. Et l’impressionnisme m’évoque ça.
Avez-vous tourné Amanda en suivant la chronologie du récit ?
Non, pas complètement, même si on a essayé de le faire un maximum pour que ça nous aide dans la relation qui devait se forger entre la petite fille et Vincent Lacoste. Comme ce dernier n’avait pas d’enfant dans son entourage, il y avait une forme de maladresse naturelle dans ses rapports avec cette petite fille au début du film. Et à mesure que le tournage avançait, leur complicité grandissait. Il y avait donc un mimétisme entre ce que les deux acteurs vivaient et le parcours des deux personnages.
Comment collaborez-vous avec les acteurs ? Vincent Lacoste a beaucoup dit en interview que vous construisiez une bulle autour de vos acteurs durant le tournage. Marianne Basler, quant à elle, dit qu’elle a beaucoup discuté avec vous pour retravailler son personnage, l’adapter à ce qu’elle est...
Oui, on va dire que ma méthode diffère selon les personnes avec lesquelles je travaille. Mais c’est vrai que j’aime bien que les choses se passent dans un climat de confiance, de douceur et de bienveillance. C’est un type de rapport que j’aime entretenir avec l’ensemble de l’équipe, et avec les acteurs notamment. Je préfère ne pas saturer les acteurs d’informations ou d’indications. J’essaye là aussi de créer un climat qui soit de l’ordre du sensoriel. Je ferais à nouveau une analogie musicale : il faut qu’on soit au diapason, sur les mêmes notes. Et puis, c’est au cas par cas. Dans celui de Marianne Basler, c’est vrai qu’on a repensé son personnage, qui était plus fabriqué et plus fantasque dans le scénario. Au final, je trouve qu’elle a apporté beaucoup de simplicité et d’incarnation, dans le bon sens du terme, à ce personnage. Dans le cas de Vincent Lacoste, l’entente s’est faite naturellement car, dès le début du tournage, il a pris de lui-même la direction imaginée pour son personnage. Il est très intuitif, comme je peux l’être. Mais d’autres acteurs le sont moins et ça me va aussi. Stacy Martin, par exemple, est dans une démarche beaucoup plus cérébrale. Elle a besoin de penser son personnage, de savoir d’où il vient et de l’alimenter de plein de références. Je ne travaille personnellement pas du tout de cette manière-là, mais c’était intéressant d’avoir justement deux acteurs qui fonctionnaient avec des impulsions totalement différentes. Ça donne aussi une dimension supplémentaire à leurs rencontres dans le film.
Vous avez dit par le passé que vous aimiez retravailler avec des acteurs, creuser quelque chose avec eux dans le travail. Dans Amanda, il n’y aucun acteur avec qui vous ayez déjà travaillé. Est-ce que c’était un choix ? Vouliez-vous changer quelque chose à ce niveau-là ?
Oui, un peu. Mais c’était aussi lié à la génération car j’avais précédemment beaucoup travaillé avec des gens de mon âge, tandis qu'Amanda faisait intervenir des personnages de la génération d’après. Mais j’aime toujours beaucoup l’idée de retrouver les gens de film en film et que le cinéma puisse montrer des personnes qui changent. Je trouve ça très émouvant. Et par ailleurs, ça crée un sentiment de continuité qui est très précieux dans cette vie de cinéma qui est faite de ruptures.
Vous distillez tout le long du film des petits détails, des épisodes qui vont concourir à arriver vers un final qui en est, en quelque sorte, la somme. Mais parmi ces détails, certains restent des mystères. Il y a par exemple à la lettre du compagnon de la sœur, que le personnage de Vincent Lacoste lit mais qui reste sans suite...
Comme mes films sont des chroniques qui prennent la vie des personnages à des instants donnés, il reste souvent de grandes inconnues. Tout comme on peut se demander ce que vont devenir les deux personnages principaux à la fin du film – qui reste très ouverte – il y a d’autres interrogations périphériques ou anecdotiques qui demeurent. La piste du compagnon de la sœur est donc lancée et chacun peut s’imaginer ce qui va se passer à son sujet. Toutes ces pistes périphériques font partie de la construction du tableau. Elles sont plus allusives mais elles nourrissent Amanda. J’aime que l’on prenne un récit en cours de route, à un instant donné, que l’on puisse imaginer l’avant, les interstices ainsi que l’après. C’est ce qui caractérise les chroniques : on laisse pas mal de choses en suspens.
La phrase « Elvis has left the building » est présente au début et à la fin du film. C’est finalement un peu elle qui délimite le récit. Elle apparaît premièrement de manière presque anodine, puis elle s’enrichit petit à petit de toute sortes de choses, de toutes ces pistes que vous lancez, pour réapparaître à la fin, chargée d’un sens nouveau, comme "transcendée".
C’est une phrase que je ne connaissais pas, que j’ai découverte un peu par hasard et que je trouvais très évocatrice. Elle suscite un imaginaire très fort et elle m’a inspirée la scène de fin. Comme je travaille sur un matériau qui est très trivial, ordinaire, j’aime bien que ça soit enserré dans quelque chose de plus lyrique, de plus scénarisé. Cet élément est en effet très fabriqué, très scénarisé, mais il permet une forme de transcendance du trivial et de la quotidienneté.
Considérez-vous la construction d’un film comme celle d’un édifice où tous ces petits détails seraient comme des piliers qui permettent de tenir l'ensemble debout ?
Oui, complètement. Je vois ça comme un ensemble de points que l’on relierait entre eux, formant une petite structure. Il y a des grands points, des grands piliers, auxquels sont rattachés de plus petits points. C’est une forme qui se définit de plus en plus au cours de l’écriture. Je pense que j’ai toujours travaillé comme ça. Je ne fais pas de traitement mais je définis assez vite des points-clés à travers lesquels je sais que ma structure va passer, et la forme qui s’en détache petit à petit constituera in fine le scénario.
En cela, vos films sont totalement « maîtrisés ». Contrairement à d’autres films et d’autres auteurs qui aiment à rendre manifeste leur « maîtrise », vous auriez plutôt tendance à gommer cela, à gommer l’effort, mais lorsqu’on s’attarde sur la structure de vos films et cet amalgame précis de petits détails qui se rejoignent comme un puzzle pour former un tout cohérent, on se rend compte qu’il s’agit bel et bien de ça...
Je ne sais pas si mes films sont maîtrisés mais, en tout cas, ils sont écrits. On me demande parfois un peu naïvement si j’improvise sur le tournage. Comme je pars de situations naturelles, quotidiennes, les gens ont l’impression que ça coule de source, que ce n’est pas écrit. Mais les trois longs que j’ai faits l’ont toujours été en restant très proche du scénario. Ce ne sont pas des films qui se réinventent au montage. Au montage, on y trouve le rythme, la musicalité, et c’est ce qui donne au film son âme, d’une certaine manière. Mais ce n’est pas un travail de recomposition. Par ailleurs, j’aime l’idée que mes films ne soient pas ostensiblement dans une affiche de la maîtrise, j’aime qu’ils soient plus flottants et impressionnistes. Ça me plaît assez qu’ils touchent les gens par une forme de fragilité apparente, alors qu’ils sont en réalité très pensés, très cadrés.
Dans les analogies que vous avez pu faire entre vos films et des chansons, vous disiez que vous voudriez que les spectateurs puissent « se lover » dans vos films. Il me semble qu’il y a actuellement une tendance de la cinéphilie qui va dans ce sens-là, celui de l’immersion, mais aussi de la recherche d’un certain confort dans cette immersion. On entend souvent des cinéphiles se demander dans quel film ils aimeraient habiter, par exemple...
Oui, je comprends ça. On me dit parfois que mes films manquent d’aspérités. Je pense que ce n’est pas une remarque pertinente. Au contraire, je trouve qu’il faut trouver un climat, une musicalité, qui fasse que la violence puisse être reçue. Ça n’en fait pas des films exempts de violence, bien au contraire. Mais j’ai besoin que cette bulle soit créée, dans laquelle le spectateur puisse entrer, se lover ou y habiter, selon l’expression qu’on choisira. C’est important pour moi de trouver l’endroit qui permette de rendre la violence supportable. L’art qui m’a touché et qui m’a aidé est celui-là, celui qui est arrivé à me faire accepter et approprier la violence. J’ai aussi envie de creuser un sillon, d’explorer des terrains connus. Les artistes qui me plaisent sont ceux qui font ça, ceux dont je reçois les albums ou les livres en sachant que je vais y retrouver une musicalité amie. Plutôt que les gens qui se réinventent comme de grands faiseurs, j’aime ceux qui se répètent. J’aime retrouver un peu la même chose à chaque fois. C’est effectivement une forme de foyer, d’habitation.