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Cléo dans les bras de Gloria dans Àma Gloria
BRIFF

« Àma Gloria » de Marie Amachoukeli : À l'ombre de la Tortue Rouge

Guillaume Richard
Dans un premier temps inégal, Àma Gloria de Marie Amachoukeli semble s'inspirer de La Tortue rouge de Michael Dudok de Wit pour livrer un film complexe sur l'enfance et l'absence. S'il y a une tortue à l'intérieur de Cléo, elle évolue aussi tout au long du film, peut-être change-t-elle de carapace ou de couleur avant la grande transformation en femme.
Guillaume Richard

« Àma Gloria », un film de Marie Amachoukeli (2023)

Pendant qu'elle prend son bain, Gloria traduit à Cléo le mot « tortue » dans sa langue natale. Elle lui fait répéter plusieurs fois la bonne prononciation jusqu'à ce que Cléo arrive à rouler tant bien que mal le r de « tartaruga ». La tortue n'a a priori aucune portée symbolique dans Àma Gloria, pas plus qu'aucun autre élément visuel ou narratif dans un film qui ne joue pas cette carte. Néanmoins, de manière inattendue avec cette référence à la tortue, Marie Amachoukeli établit un lien évident avec un autre film : La Tortue rouge de Michael Dudok de Wit. Àma Gloria se déroule en effet en grande partie sur une île et la cinéaste introduit plusieurs séquences animées qui traduisent les changements intérieurs de Cléo, qui doit accepter la séparation douloureuse avec Gloria, sa nounou retournée vivre au Cap-Vert auprès de ses enfants qu'elle a peu connus.

Nous avions formulé l'hypothèse que La Tortue rouge pouvait être compris comme le négatif d'une vie dont on ne verrait pas le positif, à savoir la partie non animée, réelle, des grandes étapes de la vie d'un homme. L'intensité dégagée des images animées correspondrait ainsi à ce qui se passe à l'intérieur de nous, dans notre intimité. Michael Dudok de Wit construit en contrepoint un hors-champ qui ne sera jamais montré car il utilise l'animation pour retranscrire ce qui bouge en nous sans avoir besoin de mots ni d'explications. Ce qui se passe sur l'île se passe au plus profond de beaucoup d'entre nous. La référence à La Tortue rouge n'est pas revendiquée dans Àma Gloria, du moins au moment où nous écrivons ces lignes. Mais elle paraît évidente, surtout que Marie Amachoukeli a réalisé elle-même des courts-métrages d'animation. L'île sur laquelle va se rendre Cléo sera le lieu de bouleversements intérieurs qui, au meilleur du film, se feront sentir silencieusement entre les images.

Cléo sur la plage au Cap-Vert dans Àma Gloria
© Pyramide Films

Àma Gloria est malheureusement inégal. Les séquences animées, contrairement à ce qu'avait réussi Michael Dudok de Wit, appuient lourdement ce que nous avions déjà compris dans la partie réelle, à savoir que Cléo va devoir se détacher de Gloria. C'est dommage car tout le travail de focalisation autour de la petite Cléo, assez bluffante par ailleurs, avait réussi à produire l'effet désiré : exprimer sans les mots la douleur du changement et ce qui bouleverse l'intimité. On le comprend par exemple très bien lorsque Gloria chante à sa petite fille une comptine que Cléo pensait réservée à elle seule. Àma Gloria se complexifie quand Cléo doit gérer ses émotions contradictoires qui la poussent, par exemple, à invoquer les démons après un rite exorciste traditionnel, afin qu'ils tuent la petite-fille de Gloria, ou lorsqu'elle secoue ce même bébé car elle empêche sa grand-mère de dormir. Cléo est habitée par un manque né d'un vide qui est, sans surprise, celui de l'absence de la mère, plutôt lourdement souligné là aussi par Marie Amachoukeli. Àma Gloria réussit quand même à être déchirant par moments quand cette subjectivité trouée, puis partiellement remplie par les soins de Gloria, doit se vider à nouveau suite à l'absence de son être le plus cher.

Sur papier, le film ne laissait rien présager de bon. Réalisé par une membre du trio à l'origine de Party Girl (2014), Àma Gloria conserve son statut de film réaliste tourné caméra à l'épaule et collé aux basques de ses personnages, avec pour principale ambition esthétique la réduction de toute distance pour saisir les émotions au plus près. Rien de neuf donc, bien au contraire. Si le film n'avait pas grandi à l'ombre de La Tortue rouge, il aurait ressemblé à du cinéma réaliste formaté ou à des Closeries réchauffées mais en étant bien plus juste dans le dosage des larmes. Celles de Louise Mauroy-Panzani, d'une troublante authenticité, nous rappellent nos propres pleurs et nos errements enfantins, quand nous comprenions déjà beaucoup de choses, comme Cléo, mais que nous n'étions pas encore en âge d'influencer réellement le monde qui nous entoure. La tortue rouge, dans le film de Michael Dudok de Wit, incarnait le changement puisque l'animal, d'abord hostile, finissait par se transformer en femme. S'il y a une tortue à l'intérieur de Cléo, elle évolue tout au long d'Àma Gloria malgré le court laps de temps traité par le film. Dans son existence intime intérieure, peut-être change-t-elle de carapace ou de couleur avant la grande transformation en femme.