« All-In » de Volkan Üce : Surmonter le nihilisme
Dans All-In, son second long métrage, Volkan Üce place sa caméra dans un hôtel « all-inclusive » en Turquie et suit plus particulièrement deux jeunes hommes faisant des expériences contradictoires de ce microcosme qui recrée des rapports de force et de classes constitutifs de la société dans son ensemble. À travers le regard blasé de Hakan et l'innocence d'Ismaïl, All-In s'achemine vers une fin en forme de conclusion moraliste, lors de laquelle les deux « héros » auront au moins tiré quelque chose de positif : la possibilité de « surmonter le nihilisme ».
« All-In », un film de Volkan Üce (2021)
Pour son second long métrage documentaire (après Displaced en 2017), le réalisateur flamand d’origine turque Volkan Üce a eu l’idée d’aller filmer dans un hôtel « all-inclusive » en Turquie, avec comme « projet » de dresser le portrait d’un microcosme dans lequel la société dans son ensemble rejaillirait notamment à travers les rapports – de force et autres – entre les membres du personnel et les touristes. Dans All-In, Üce choisit tout de même très clairement un « camp », celui des travailleurs, du personnel de l’hôtel, et tend à faire réfléchir sur la manière dont ceux-ci sont amenés à agir et comment ils sont traités en retour(1) . Pour ce faire, il s’attache plus particulièrement et plus longuement à deux « personnages », deux membres du personnel saisonnier, qui sont engagés pour un contrat à durée déterminée pendant la pleine saison. Le premier, Hakan, est dans la seconde partie de sa vingtaine, et est atteint de phobie sociale. Il postule à l’hôtel pour justement combattre cette phobie, et est en outre un grand lecteur, passionné de littérature et de philosophie. Le second, Ismaïl, est beaucoup plus jeune (seize ou dix-sept ans) et est lui aussi en proie à une certaine dose de timidité. En plus de ces deux personnages principaux, on pourrait en ajouter un troisième, le responsable des ressources humaines qui les engage au début du film et clôt leur contrat temporaire à la fin. Plus peut-être que de brosser le portrait « sociologique » d’un « All-in » et de son fonctionnement interne, le film réussit plutôt sur un autre terrain mais également dans le portrait, à savoir celui de ces deux (ou trois) jeunes hommes, dans ce milieu professionnel particulier avec lequel chacun compose de manière différente.
Assez vite, Hakan, apparaissant d’abord comme ouvert à l’expérience sociale qu’il s’apprête à mener, volontiers souriant et avenant tant avec les touristes qu’avec ses collègues, semble se refermer de plus en plus, blasé par l’aspect répétitif de son travail – il est principalement préposé au toboggan de la piscine – et par la manière dont la plupart des clients de l’hôtel se comportent avec lui. Il faut dire que, en plus de la barrière de la langue – Hakan essaie d’apprendre l’anglais durant ses heures libres, difficilement, et il s’avère que beaucoup de touristes ne le parlent pas non plus –, Hakan éprouve du mal à trouver des points de connections avec les clients. Dans une scène très drôle – comme beaucoup d’autres, d’ailleurs –, il tente d’établir le contact avec un touriste russe en lui parlant de Dostoïevski et de Pouchkine, auteurs que le malheureux vacancier semble mal connaître. À l’inverse, le jeune Ismaïl s'épanouit de plus en plus dans son poste – il est préposé aux fourneaux, à la cantine – et se découvre une sympathie et une bonhomie naturelles qui font vite de lui la mascotte du personnel et la coqueluche des jeunes filles, employées ou touristes. La différence d’état d’esprit et de comportement des deux jeunes hommes est d’ailleurs remarquée par le responsable des ressources humaines et soulignée par une donnée a priori anecdotique mais que la mise en scène exacerbe pour expliciter cette différence. Lors d’une réunion du personnel, lors de laquelle Hakan exprime son mécontentement, le responsable RH lui fait remarquer qu’il a une allure négligée, que ses cheveux sont mal peignés, et qu’il devrait toujours avoir un peigne à disposition où même se recoiffer à la main, ce petit détail pouvant lui rendre, selon lui, le contact plus facile avec les clients. Ismaïl, quant à lui, est toujours bien coiffé et pour cause : lors de son entretien d’embauche au début du film, il a expliqué que, dans la vie de tous les jours, il était apprenti coiffeur. Il est d’ailleurs filmé à plusieurs reprises en train de se coiffer et de se couper les cheveux devant le miroir de sa salle de bain, de manière appliquée et – toujours – le sourire aux lèvres.
Alors que Hakan exprime de plus en plus, dans son comportement et dans son apparence physique, son mal-être au sein de l’hôtel, il a l’occasion de partager cet état d’esprit avec ses collègues dont certains se montrent plus ou moins compréhensifs que d’autres. Dans l’une de ces discussions, il dit qu’il veut partir à l’étranger pour apprendre à faire du cinéma et tourner un film, puis développe le concept d’un scénario sur lequel il travaille. Il y compare les étapes de la vie d’un être humain et de son rapport au monde à une maison à cinq étages : le premier étage correspondrait au jeune âge – celui d’Ismaïl – et serait caractérisé par l’espoir et la naïveté, le second serait l’accès à l’âge adulte lors duquel la déception et la conscience du réel commenceraient à arriver, le troisième étage serait habité par un adulte encore assez jeune et l’état d’esprit correspondant serait le nihilisme. Hakan dit alors qu’il pense lui-même avoir atteint ce troisième palier, celui du nihilisme. Quand son interlocuteur lui demande ce qu’il y a dans les deux étages restants, dans les étapes suivantes de la vie, Hakan dit qu’il ne le sait pas encore mais qu’il imagine que, d’une manière ou d’une autre, ces étapes impliquent de surmonter le nihilisme. Alors que la fin de la saison estivale arrive, Hakan semble totalement enlisé dans ce nihilisme dont il parle, et ce jusqu’à son débrief final avec le responsable RH, lors duquel il dit clairement avoir passé un très mauvais moment en tant qu’employé de l’hôtel, au point d’en être devenu blasé, égoïste et malhonnête, et ne pas vouloir être réembauché l’année suivante – contrairement à Ismaïl qui, de son côté, semble très content de son expérience et demande avec son éternel sourire d’être réembauché. Cherchant à tirer du positif de cet entretien un peu glacial, le responsable RH fait remarquer à Hakan que quelque chose a tout de même changé – en bien – pour Hakan depuis son entretien d’embauche : il est beaucoup plus sûr de lui qu’à son arrivée.
Mais alors que la décision de Hakan de ne pas revenir semblait bien arrêtée, un épilogue situé un an plus tard le montre à nouveau employé de l’hôtel, toujours préposé à son toboggan. All-in réunit alors dans une dernière scène ces deux anciens grands timides qu’étaient Hakan et Ismaïl, maintenant l’un et l’autre bien plus assurés. En se promenant, les deux hommes discutent et Ismaïl pose à Hakan la question que se pose forcément également le spectateur à ce moment-là : pourquoi est-il revenu travailler au « All-in » ? Hakan dit qu’il compte retourner à l’université et qu’il a donc décidé de revenir travailler à l’hôtel pour des raisons purement économiques. Il dit alors qu’il a l’impression d’avoir ainsi perdu sa « vertu », sa fierté, et d’être devenu « égoïste ». Encore une fois, le tableau que dresse Hakan est bien noir et résume toute son expérience au sein de l’hôtel, lui qui portait en lui un idéal hérité de ses lectures, de la littérature et de la philosophie, et qui s’est confronté de plein fouet au principe de réalité dont le « All-in », et son microcosme reproduisant la société dans son ensemble, est une sorte de condensé extrêmement brut, voire brutal. Mais le contrepoint qu’offre Ismaïl et son sourire constant, encore dans cette scène-là, ainsi que la perspective de Hakan reprenant ses études après cette deuxième saison à l’hôtel, laisse tout de même entrapercevoir une facette positive à tout ça, et à l’expérience du « All-in ». Si Ismaïl - qui n'a pas les connaissances de Hakan, qui ne voit peut-être pas dans les conditions recréées par le « All-in » les inégalités sociales et les différences de traitement dont son ami est le témoin - a pu y trouver un véritable terrain d’épanouissement social, un milieu où il semble être dans son élément, et que Hakan y a trouvé la force de se relancer dans des études qu’il avait abandonnées, c’est peut-être que le responsable RH, en cherchant du positif partout, même dans le comportement négatif et désespéré de Hakan, n’avait peut-être pas tout à fait tort. Et peut-être aussi que, lors de cet épilogue et de cette scène finale, Hakan aura trouvé une réponse à la question qu’il se posait précédemment : qu’est-ce qu’il y a au quatrième étage de sa maison, après le nihilisme ? Dans son cas particulier, peut-être que "surmonter le nihilisme", ce sera accepter de ne pas pouvoir toujours agir selon ses idéaux et accepter ce principe de réalité, ce qui implique sans doute une certaine part ou une certaine forme d’égoïsme.
Poursuivre la lecture autour du cinéma documentaire
- Thibaut Grégoire, « Soy Libre de Laure Portier : Se libérer du film », Le Rayon Vert, 5 septembre 2021.
- Des Nouvelles du Front cinématographique, « Adolescentes de Sébastien Lifshitz : Divergentes », Le Rayon Vert, 18 septembre 2020.
Notes