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Isabela Merced dans la lumière à l'intérieur du vaisseau dans Alien : Romulus
Rayon vert

« Alien : Romulus » de Fede Alvarez : Le noir de la terre

Des Nouvelles du Front cinématographique
L'alien est l'hôte qui n'a de pulsion qu'à l'hostilité, l'intrus que ses otages se doivent expulser. Dans Alien : Romulus, les adolescents prolongés qui en affrontent la monstrueuse multiplicité découvrent soudain qu'ils sont expulsables, eux aussi. Abonnés aux profondeurs minières de la terre même quand ils se projettent dans l'espace, ils rêvent d'une sortie vers le soleil en risquant d'être évacués dans le noir intersidéral, à l'instar de vulgaires déchets. Eux qui se voyaient en bons platoniciens à la fin comprennent qu'ils sont l'embarrassante portée des fondations romaines, sa chiée, les enfants des profondeurs obscures et des pesanteurs objectales de la terre, la plus dévoreuse d'entre toutes les mères.

Une profondeur d'horreur stellaire
(l'hôte, l'autre en tant qu'il outre)

L'horreur dans la saga Alien a toujours puisé ses formes, oblongues et dentues, et ses matières, visqueuses et acides, dans le sondage de l'intimité viscérale des questions de l'intrusion (du dehors au dedans) et de l'expulsion (du dedans au dehors). Le « xénomorphe » génialement inventé par H.R. Giger demeure la figuration quasi parfaite de la pulsion de mort en tant qu'elle est immortelle(1). Le parasite fascistoïde, indifférent à toute négociation comme à toute diplomatie, persévère seulement dans son être, l'être de l'autre dont la reproduction est gagée sur la destruction réitérée de ses hôtes.

L'engendrement inégal des films, officiellement sept depuis l'Alien (1979) de Ridley Scott, neuf si l'on inclut deux cross-over avec cet autre monstre qu'est Predator, a ouvert une puissante veine parasitologique dans le cinéma d'horreur. Un tunnel qui a ses canalisations et ses égouts, ses boyaux et ses conduits, ses entrées et ses sorties, ses seuils et ses passages comme autant d'orifices dans l'exploration de cette propension intestine à l'outrepassement. L'alien est en effet l'autre en tant qu'il outre, l'outre dont la matrice latine (uter signifie lequel des deux) a donné ultra (qui veut dire de l'autre côté, plus loin ou au-delà) et utérus, l'outre qui est cette panse de bouc, animal sacrificiel s'il en est. L'hôte en tant qu'il outre outrepasse ainsi tous les rapports de l'hospitalité et de l'hostilité pour ne plus considérer que la seconde. Sophocle l'avait déjà noté quand il faisait dire au chœur d'Antigone que l'être humain est le plus terrifiant et troublant des techniciens, dénaturant la nature et recréant la création pour la ressortir de rien et la reconduire peut-être à rien, capable de l'origine autant que de la fin(2).

L'alien est moins l'autre de l'humain que sa part radicale d'abjection et d'étrangeté qui est logée à l'intérieur de lui et qui lui paraît comme ce qu'il y a de plus éloigné de lui. L'alien c'est nous et l'hôte c'est lui. L'intimité est l'extimité même – dans le cave du corps, une profondeur d'horreur stellaire.

Urbi et orbi
(Serre et Serres)

Très rusé, habilement machiné, Alien : Romulus surprend cependant aussi en distribuant les signaux de reconnaissance obligés (le cadavre du premier alien s'opère d'abord par découpage du cocon de roches stellaires et noires dans lequel il est resté tout le temps emprisonné, autrement dit par démoulage ; le moule est ainsi l'image de vérité offerte au film inaugural de la série), tout en s'astreignant à l'ingénierie efficiente de montagnes russes endiablées. On s'éloigne considérablement des généalogies tortueuses et métaphysiques des deux derniers films de la série réalisés par Ridley Scott, Prometheus (2012) et Alien : Covenant (2017), pour offrir à une saga en voie d'essoufflement le programme qui saura financièrement la relancer, avec de l'horreur tripale et de jeunes malheureux auxquels le public pourra massivement s'identifier. Notamment en puisant dans l'exploration des jeux vidéo tirés de la franchise (Alien : Isolation en 2014) ou d'ailleurs (le recours ado aux blagues nulles fait signe vers The Last of Us : Part II en 2020).

Le film de Fede Alvarez est indéniablement réussi, dépositaire de beautés formelles (la rotation des anneaux planétaires, on n'en avait jusqu'à présent jamais vu de plus réussi) et des ressorts qui relancent la tension narrative (le sang acide des monstres avec lequel jouent les purges de gravité). Une baisse de température permettant de se frayer un passage au milieu d'une nuée de facehuggers, ces ventouses arachnoïdes, rappelle que Fede Alvarez maîtrise son sujet, déjà attesté avec Don't Breathe (2016).

Alien : Romulus démontre également qu'il a compris tout l'intérêt stratégique à recourir aux éléments vintage de la vidéo analogique et de l'animatronique. La saga retrouve ainsi de la chair et de la vitalité. Il ose s'aventurer plus loin dans la monstration (le viol buccal des facehuggers) mais en poussant aussi le curseur de l'expérimentation génétique un peu trop loin (le dernier-né, plus humanoïde, voudrait synthétiser la série des procréations de Prometheus et d'Alien : Résurrection).

Le plus surprenant dans Alien : Romulus revient toutefois à la référence romaine du film. Pour bien en saisir tous les enjeux culturels et philosophiques, on propose déjà de laisser momentanément de côté la référence à Romulus en préférant retenir la citation d'un tableau de Michel Serre, Vue de l'hôtel pendant la peste de 1720. Et nous étonner que ce peintre soit un quasi homonyme du philosophe Michel Serres, auteur de Rome. Le livre des fondations (1983). D'un Michel (Serre) à l'autre (Serres), se dévoile la profondeur de la question romaine quand Rome, à la différence de la philosophique Athènes et de la biblique Jérusalem, est la cité obscure et lourde de la construction dans la pierre, la capitale impériale et objectale des artefacts tirés de la nuit de la terre et où est enfermée la lumière solaire.

L'alien attaque un passager dans Alien : Romulus
© 20th Century Studios. All Rights Reserved.

« Rome est dure et bête comme la pierre, noire comme les entrailles d'une pierre » écrit ainsi Michel Serres(3). L'obscure lourdeur de Rome est au cœur d'Alien : Romulus. On y voit de jeunes gens tenter d'échapper au destin de leurs parents, celui des colonies minières sur des planètes lointaines et des profondeurs de la terre plongée dans une nuit éternelle. Trouver dans une station en orbite les caissons d'hibernation permettant de s'arracher des mines et ainsi tutoyer le soleil, c'est se projeter dans l'espace mais, paradoxalement, en s'enfonçant plus loin à l'intérieur, dans un boyau où organes et matières, fonctions et orifices entrent dans une bacchanale noire, un infernal bordel.

L'alien est cette multiplicité virale et agressive qui parasite et insémine et il fait mal comme les piqûres de rappel élémentaires : fuir a pour destin l'expulsion des déchets, leur évacuation dans le vide intersidéral, ce dehors qui est aussi le miroir noir de l'obscurité orbitale de la terre. Rome est dans Rome comme à l'extérieur : urbi et orbi. L'alien figure ainsi pour son hôte humain un reste qui résiste au vacuum, l'excrément qui s'accroche au bidet même quand la chasse d'eau est tirée. Tandis que les anneaux tournent, le vide se fait et l'orifice est ce autour de quoi il faut tourner sans y choir.

La jeunesse fait de beaux rêves platoniciens que contredisent les purges de gravité des fondations romaines, avec une mère de naissance (les parents mineurs s'apparentent dès lors à Rhéa Sylvia, la vestale violée par Mars et enterrée vivante), une autre d'adoption (le programme MU/TH/UR) qui est une louve pour ses enfants et celui qui se lève (Romulus) aura évacué son jumeau parasite (Rémus).

On fera encore remarquer que le pôle scientifique de la station en ruine a pour nom celui de Renaissance dont on rappelle qu'elle nomme l'époque d'une forme méconnue d'appropriation culturelle par les bourgeoisies des cités marchandes italiennes à l'instar des Borgia se rêvant héritiers des Césars. Pour asseoir sa légitimité à l'orée du 16ème siècle, cette classe en ascension a en effet puisé dans de nombreuses éléments culturels de l'antiquité romaine les arguments nécessaires à constituer son socle idéologique de références. Encore une fois, Rome est dans Rome comme à l'extérieur d'elle : urbi et orbi(4).

D'un Michel (Serre) à l'autre (Serres) mais ce dernier se divise aussi, entre le philosophe des lourdeurs noires de pierre nécessaires à la fondation impériale de Rome et celui du parasite qui rappelle aux bipolarités caractérisant les grands systèmes de logique ou de communication que le tiers est moins la figure d'une exclusion qu'il est toujours déjà inclus en terme caché ou refoulé propre à toute relation. Le schéma n'est dès lors plus dual mais ternaire et il va jusqu'à même caractériser non seulement le domaine de la technique mais tout le vivant. Alien est ainsi la figure d'horreur du tiers quand il se refuse à être évacué comme un déchet. L'erreur fondamentale appartient à tout dualisme. Et si l'alien est parasitaire, il peut aussi bien avoir la valeur d'un joker dont le rôle peut être destructeur des relations ou bien constructeur de nouvelles. Le parasite est le bruit sourd des machines d'information, le bruit de fond qui résonne dans nos cavernes. Le parasite est l'autre, la figure du tout autre en tant qu'il est « chacun de nous »(5).

Andy, à votre service
(en attendant l'Ange Noir de l'histoire)

Les fondations romaines appartiennent aussi à l'empereur de la saga, Ridley Scott, ce grand frère qui a perdu le sien (le cadet Tony Scott, un rival) en étant pétri d'un grand tropisme impérial et romain (il s'apprête à sortir la suite éléphantesque de son Gladiator). Fede Alvarez est l'enfant qui à ce titre doit satisfaire aux exigences de son programme maternel. Descendre dans la mine d'Alien à l'occasion d'une nouvelle coloscopie redira à toute projection dans l'espace que le noir intersidéral visé a pour fond d'obscurité les profondeurs de la terre qui ont toujours abrité les enjeux de la modernité, la rivalité impériale dans l'expansion coloniale et la sécularisation dans l'extractivisme(6).

Le conflit de programmation affectant Andy, l'humanoïde synthétique que Rain considère comme son frère, est exemplaire des clivages internes au film de Fede Alvarez, notamment sa difficulté à ne pas s'émanciper de la part raciale d'une histoire de la sécularisation, impériale et coloniale, industrielle et extractiviste, dont la saga Alien est aussi une allégorie. En effet, Andy figure non seulement le frère d'adoption, mais aussi le cadet débile dont Rain prend soin quand il est souvent un objet de raillerie, voire de haine. Il suffit de lui glisser un nouveau disque dans la tête pour qu'il devienne efficient mais en substituant à un premier programme d'affection l'intérêt de la compagnie.

Le conflit des programmations dont Andy est la personnification dans Alien : Romulus court-circuite ainsi la noria viscérale des intrusions-expulsions en marquant symboliquement la réelle difficulté pour un réalisateur de tenir à ses personnages autant qu'à ses obligations, industrielles et commerciales. Andy serait ainsi une variation, moins autiste et plus schizo, du héros joué par Dustin Hoffman dans Rain Man (1988) de Barry Levinson, le faible d'esprit qui se double aussi d'un génie en calcul. Les mouvements de balancier de l'artefact synthétique, entre une faiblesse méritant l'empathie et une puissance qui fait toute sa duplicité, peuvent aisément synthétiser les propres effets de contorsion de Fede Alvarez. Ce dernier doit en effet beaucoup calculer pour réussir son entreprise, tout en s'acharnant à singulariser Alien : Romulus, toujours déjà parasité pour la série des autres qui l'ont précédé.

Le synthétisme a d'autres montagnes russes, elle connaît même des accidents malheureux quand le défunt Ian Holm prête son masque mortuaire et numérique à un avatar de l'humanoïde Ash du premier volet. Les équilibres de l'organique et du synthétique touchent enfin à leur noyau profond de vérité quand Andy, après avoir été au service de la compagnie, repasse enfin à celui de Rain qui y tient comme à un doudou. L'habituelle hypocrisie hollywoodienne (le capital est un autre alien qui convertit entrées et sorties de ses spectateurs en autant d'hôtes à parasiter avant de les expulser) s'associe à un fétichisme qui semblerait absolument indiscuté (même fantasmé, Andy est pour Rain son petit frère).

Dans Alien : Romulus, Andy est l'être au strict service de l'autre, un simulacre programmé à la pure extériorité. Autrement dit, Andy est esclave et si l'esclavagisme a soutenu l'empire romain, il s'est poursuivi sous d'autres latitudes impériales. Le fait qu'il soit interprété par David Jonsson, un acteur afrodescendant, devrait alors nous interpeller. Le seul Noir du film se présente en effet comme un autre « magical negro » asservi aux intérêts des Blancs, la sœur ou la compagnie Weyland-Yutani dont le double tout à fait réel s'appelle aujourd'hui Elon Musk qui mobilise ses milliards de dollars à préparer la colonisation de la planète Mars. Dans les fondations romaines et noires des empires d'hier et d'aujourd'hui, dans les mines coloniales d'ailleurs ou bien d'ici comme dans les salles de cinéma, d'autres lumières restent toujours captives en continuant d'assurer la perpétuation de la part raciale dans l'histoire de la sécularisation et de la modernité.

La fin d'Alien : Romulus semble tirer malgré tout des conséquences fécondes de l'ambivalence même qui en caractérise la matrice. La question des attaches imaginaires et de l'évacuation des déchets s'y rejoue avec une intensité de sens qui résiste à la capture par toute signification univoque. En effet, Rain est avec Andy la seule de son groupe d'amis à avoir survécu. Après avoir déposé ce dernier dans son caisson d'hibernation, Rain lui dit une chose, puis fait un geste avant de clore le récit par un dernier énoncé. D'abord, elle lui promet qu'elle le réparera, une fois arrivée sur la planète Yvaga, ce mot qui signifie ciel ou paradis en guarani(7). Ensuite, elle lui enlève le disque qui lui permet de fonctionner. Enfin, elle enregistre un ultime message expliquant à qui le recevra qu'elle est la seule survivante de l'aventure. Sur un bord, on retiendrait la continuité d'un lien familial en dépit des réalités qui le contredisent (Andy est un artefact reprogrammable à volonté mais il est aussi le don d'un père disparu qui a offert à sa fille un petit frère). Sur un autre, Rain semble en avoir fini avec le déni (je sais bien qu'Andy est un synthétique mais, quand même, je le perçois comme un être sensible) quand elle acte qu'elle est la seule et unique survivante de l'expédition. Au milieu, c'est un trou d'ambivalence, un vortex de sens quand les significations sont antipodes : Rain continue de se raconter des fables parce qu'elle tient à son doudou en dépit de tout ; elle en raconte d'autres afin de parvenir sur Yvaga qui interdit sur son sol la présence de synthétiques ; elle prend acte de la fin d'un lien affectif en rompant avec l'illusion fétichiste qui en était le support.

Si l'on décide toutefois d'adopter le troisième sens quant à cette fin d'Alien : Romulus, c'est tout le film qui s'en trouverait puissamment ramassé : faire le deuil d'Andy en qui se concentre la rivalité des positons parentales, paternelle pour Rain et maternelle pour Weyland-Yutani, c'est en finir aussi avec l'hégémonie de l'évacuation des déchets, ce nihilisme placentaire qui accable les frères ou les autres en les vouant au refoulement et l'oubli, Rémus pour Romulus et Épiméthée pour Prométhée. On ne se débarrasse jamais de son doudou ou de son jouet sans se raconter une dernière histoire, la fiction constituante permettant d'accéder enfin à la maturité (quelques productions Pixar en ont l'obsession, de Vice-Versa à Toy Story). Rain réussirait alors à s'émanciper de la pesanteur des fondations romaines en touchant enfin au soleil grec de la dissipation des illusions. Rain ne cesse en fait jamais de balancer entre les visions, aussi sujette au conflit des manières de voir Andy que lui l'est sur le plan des programmations. Le rêve de soleil auquel elle se donne au début d'Alien : Romulus ne livrerait-il pas, alors, l'indice inconscient d'une absence du frère dans une vision rigoureusement solitaire de l'astre solaire, saisi indistinctement à son levant comme à son couchant ?

Le frère c'est l'autre et l'autre est Noir, David Jonsson aujourd'hui et déjà, hier, Bolaji Badejo, l'acteur nigérian qui jouait le tout premier alien. En passant, on n'oubliera pas d'évoquer le chat prénommé Jones ou Jonesy, l'autre qui est l'animal non humain que Ripley tient tellement à sauver qu'il faudrait modifier le titre secondaire français du premier Alien : si le huitième passager est l'alien, le neuvième c'est quand même Jonesy.

Pourtant, à regarder l'espace intersidéral, ce qui sidère revient à voir que la part de blancheur y est si restreinte, et si grande la noirceur(8). Ce qui manque encore à la saga, c'est une coloration afro-futuriste qui rendrait justice à Andy en montrant qu'il cache une figure possible de l'« Ange Noir de l'Histoire ». Alors, on pourrait enfin saisir toute la portée de vérité d'une phrase comme celle-ci : « (…) cosmos est ce qui arrive à l'univers lorsqu'un ange Noir lui communique qu'il est alien »(9).

Notes[+]