« Alice et le Maire » de Nicolas Pariser : Économie de la Modestie
« Alice et le Maire » de Nicolas Pariser ne peut être réduit ni à du théâtre filmé, ni à un cinéma de « qualité française », même s’il leur ressemble. C'est un film sur le langage, le retour de la pensée et l'utopie d'un futur à inventer.
« Alice et le Maire », un film de Nicolas Pariser (2019)
Deux choses sont aujourd'hui certaines au sujet du monde du travail, et par conséquent de notre façon de vivre puisque nous ne faisons que travailler plus alors que nous devrions travailler moins grâce aux nouvelles technologies : il tourne à plein régime avec une arrogance destructrice inédite dans l'histoire de l'humanité et en même temps le travail n'a jamais semblé aussi inutile et creux – ce sont les fameux bullshit jobs décrits par David Graeber(1). Avec Alice et le Maire, Nicolas Pariser oppose à ce double écueil une culture de la modestie et de la profondeur. Le film est pourtant loin d'être réactionnaire ou passéiste. Il cherche au contraire à faire revenir de le pensée dans un monde où les diverses formes du capitalisme, avec leur lexique anglo-saxon technocrate et leurs méthodologies aussi désincarnées que robotiques, leurs conférences TED et leurs brainstormings à la noix, ont supplanté le langage comme expression d'une pensée. À l'instar de Doubles vies d'Olivier Assayas avec lequel il tisse des liens évidents, Alice et le Maire montre bien, et de manière plus aboutie encore, comment le bullshit world s'imprègne autant dans le travail que dans la vie privée. La réappropriation du langage comme pensée s'impose ainsi comme l'enjeu d'un film qui déjoue les attentes en racontant l'utopie d'une forme alternative de progrès. Nous sommes ainsi bien loin d'un énième Luchini movie sentant la naphtaline et d'un pensum fasciné par le pouvoir de la politique et de l'argent.
Alice et le Maire n'est pas non plus un film de scénario. S'il y a beaucoup de dialogues et que ceux-ci font progresser l'action, ils se mettent d'abord au service d'une idée abstraite : celle du langage, comme entité et expression de la pensée. Différentes conceptions et usages de la langue ne cessent de se télescoper. Celle qui intéresse le plus Nicolas Pariser est d'origine littéraire et philosophique. Paul Théraneau (Fabrice Luchini), le maire de Lyon, demande à la nouvelle recrue de la mairie, Alice Heimann (Anaïs Demoustier), de le reconnecter au monde des idées et de la pensée. La première note que celle-ci lui adresse concerne la modestie. Déconcerté par la franchise des mots de la jeune femme, le maire entame un processus que Nicolas Pariser aura la subtilité de dissimuler jusqu'au discours final de Théraneau qui se conclut par un magnifique retour du mot "modestie" en guise de conclusion – d'une pensée politique et d'une vigueur retrouvée. C'est bien sûr aussi le film tout entier qui s'achemine vers cette fin à la fois salvatrice et utopique. Car face la destruction du monde programmée par le libéralisme et les banques, face au cynisme de la politique, Alice et le Maire en appelle à une modestie comme peu de films ont su le faire ces derniers temps dans notre monde devenu bullshit world.
Toujours en opposition au langage anglo-saxon de la technocratie, Nicolas Pariser fait circuler dans le film de nombreuses références littéraires et philosophiques. On retrouve entre autres Jean-Jacques Rousseau, George Orwell ou le Bartleby d'Herman Melville. Alice et le Maire ne plaide pas par nostalgie pour un retour en arrière. La pluralité des œuvres qui apparaissent dans le film semble marquer bien plutôt une forme de résistance commune, un peu comme si les mots et la pensée de ces livres attaquaient ceux des bullshit jobs. Les mots et les hommes, chacun appartenant à l'un des deux bords, s'affrontent ainsi constamment, que ce soit sur le lieu de travail, à l'opéra ou durant les trajets de voiture entre deux discours publiques du maire. À côté de ces joutes de sens, d'autres personnages incarnent des figures types qui participent également au combat sans pour autant tomber dans la caricature (grâce au talent d'écriture de Nicolas Pariser). Il y a Delphine (Maud Wyler), l'artiste contemporaine névrosée entrevoyant la fin du monde en 2050, qui est certes internée dans un asile psychiatrique, mais dont le compagnon Gauthier (Alexandre Steiger) ne renie pas la potentielle vérité du discours apocalyptique. Xavier (Paul Reneric), l'amant d'Alice, est lui un éditeur qui tient à faire perdurer les anciennes techniques d'impression afin que de vrais livres puissent encore exister. Sa posture est évidemment celle d'une résistance et ses idées ont une influence directe sur le combat d'Alice.
Fabrice Luchini se soumet lui aussi à cette économie de la modestie. S'il cabotine bien dans quelques scènes (notamment celle, mémorable, avec Delphine, l'artiste névrosée), la trajectoire du film semble rejoindre une réflexion intime sur son propre travail d'acteur et son statut de personnalité publique. Le croisement, qui se produit également au carrefour final de l'appel à la modestie, n'en est que plus réussi. Alice et le Maire n'est donc pas non plus un "film d'acteurs" reposant sur des performances théâtralisées. Au nom de son utopie, il se soustrait à toutes les étiquettes et interdit l'acteur le plus exubérant du cinéma français de s'emparer du récit comme il a pu le faire dans de nombreux films ou sur les plateaux de télévision. Repousser aussi loin que possible la technocratie au nom d'un retour de la pensée et d'une utopie pour un monde meilleur, refuser le film à thèse(s) au scénario lourdingue pour saisir du mieux possible les joutes de langage et de sens, empêcher les acteurs de faire des fausses notes : Alice et le Maire ne peut être réduit ni à du théâtre filmé, ni à un cinéma de "qualité française", même s'il leur ressemble. D'où la force et l'originalité du film qui nous parle d'un futur à inventer à travers une conception du progrès à l'écoute de la modestie et de la pensée.
Notes