« Ailleurs si j'y suis » de François Pirot : L'appel de la morosité
Dans Ailleurs si j'y suis, Mathieu, Catherine et Stéphane sont loin d'être des rois de l'évasion. D'une manière cynique et paradoxale, le film reste largement traversé par le contrôle et martèle qu'il est impossible pour eux de changer de vie et de monde : la forêt, filmée à la fois de manière bucolico-exotique et anxiogène, ne leur offre pas un ailleurs mais débouche sur un retour à la morosité de leur quotidien.
« Ailleurs si j'y suis », un film de François Pirot (2022)
Quand se termine Ailleurs si j'y suis, une idée vient à l'esprit. Non pas celle attendue, à savoir que le retour à la nature réglerait toutes les difficultés de l'existence, mais une autre : voilà un film dédié à nos petits errements passagers qui mettent à l'épreuve nos limites. Cela vous rappelle quelque chose ? François Pirot est le scénariste de Elève libre et Les intranquilles de Joachim Lafosse. Le premier est justement dédié à nos limites même si, bien entendu, Ailleurs si j'y suis est très différent et que ce ne sont pas les mêmes limites qui sont testées. De cette manière, le film répond moins à l'appel de la forêt qu'à celui d'un retour à la morosité du quotidien qui était au départ critiquée et fuie. Ailleurs si j'y suis reste ainsi fondamentalement traversé par le contrôle en martelant qu'il est impossible de s'abandonner complètement ou de changer de monde, à moins de faire un compromis qui éteindra les rancœurs et rendra la vie moins superficielle. La forêt, filmée à la fois de manière bucolico-exotique et anxiogène, n'offre jamais vraiment un ailleurs aux personnages mais une parenthèse enchantée très vite oubliée une fois celle-ci refermée. Peut-on reprocher cette conclusion amère mais bien ficelée à François Pirot et Emmanuel Marre ? Qui voudrait en effet vivre dans un perpétuel devenir sans jamais se trouver ni s'enraciner dans un quotidien, aussi morose soit-il ? Le compromis n'anime-t-il pas nos vies ? On peut refuser cette morosité et vivre dans une routine heureuse.
La première fois que Stéphane (Samir Guesmi), le voisin et ami de Mathieu, apparaît à l'écran, c'est sur le seuil d'une petite caravane reconvertie en abri de jardin. Elle est posée sur le gazon bien tondu de la maison bourgeoise de sa compagne (Gwen Berrou) avec laquelle il ne se sent pas prêt à s'engager. Stéphane dira plus tard qu'il est en devenir et qu'il ne s'est pas encore trouvé. Il prétendra partir à l'aventure mais il finira par revenir à la maison, comme tous les personnages du film. En utilisant le mot « devenir », François Pirot et Emmanuel Marre feraient-ils référence à Gilles Deleuze ? D'un point de vue strictement scénaristique, cela pourrait fonctionner puisque le concept de déterritorialisation est ici inséparable d'une reterritorialisation indispensable pour exister. Être toujours dans le devenir est impossible sans tomber dans la folie. C'est ce que raconte Ailleurs si j'y suis sans jamais proposer autre chose que de l'image-action. Le film ne doit donc pas grand-chose à Deleuze, surtout si le propos est de surcroît aussi morose et les affects aussi réactifs.
Faut-il en vouloir à Ailleurs si j'y suis de se mordre la queue en revenant à la case départ ? On ne croit pas une seconde au principe de relativisation qui anime le cœur du film puisqu'au final, chacun retourne chez soi après avoir pris une petite leçon de vie new age terriblement psychologique et indigeste. Peut-on vouloir à la fois fuir une routine qui ne nous convient pas puis y revenir ? A-t-on besoin de tester ses limites pour comprendre qu'il ne faut pas les dépasser et rester sagement dans le nid qui sera toujours préférable à l'incertitude du monde ? Bref : sommes-nous condamnés à être prisonniers de nos souffrances ? Il ne serait pas exagéré de dire que les personnages de François Pirot sont pathétiques et qu'ils ne sont en rien des « cas d'école ». Il est possible de désirer le changement, de quitter des zones d'existence sombres pour aller s'implanter dans un ailleurs où la vie sera plus heureuse. Contrairement à Stéphane, on peut ne pas vouloir être père. Contrairement à Catherine (Suzanne Clément), on peut tout plaquer pour aller vivre à l'autre bout du monde. Mais comme Guy (Jean-Luc Bideau, épuisant), oui, il est possible de vivre en paix avec soi-même sans être une enflure — mais pour combien de temps ? Quant à Mathieu (Jérémie Rénier), il est tellement lessivé par la vie, éclaté de l'intérieur, que sa parenthèse enchantée devient grand-guignolesque tellement elle ne se rattache à rien de solide.
Le problème avec Ailleurs si j'y suis est qu'on n'est pas certain de savoir si François Pirot se paye la tête du spectateur ou non. Le visage ahuri de Jérémie Rénier sur l'affiche du film le fait plus passer pour un guignol que pour un expérimentateur potentiellement révolutionnaire. Dans ce cas, le film, en plus d'être amer et morose, serait profondément cynique. Son amertume indique que l'affaire est bien sérieuse. On imagine ce que Alain Guiraudie aurait fait de ce scénario. On pense entre autres au Roi de l'évasion. Tous les personnages de Ailleurs si j'y suis auraient pu se retrouver ensemble, à poil dans le lac avec Mathieu, dans un grand moment de légèreté et de gaieté (par forcément sexuel) pour dire merde au mode de vie néolibéral qui engendre tant de frustrations. C'est le trajet contraire qui se produit : les personnages passent par le lac et la forêt mais s'empressent d'en sortir pour retourner d'où ils viennent, à savoir dans un quotidien qui ne leur convenait pas au début et qui, au contact « thérapeutique » de la nature, redevient un peu plus viable.
François Pirot se pose la question de savoir comment filmer la forêt, un motif presque inopérant dans le cinéma belge francophone (même dans La Forêt de mon père de Vero Cratzborn ou La Miséricorde de la jungle de Joël Karekezi, par exemple). Le résultat donne un croisement entre une approche bucolique (version Mathieu) et anxiogène (version Guy). En effet, lorsque Guy part à la recherche de Mathieu dans la forêt, celui-ci est pris de suffocation et la quitte aussi rapidement qu'il n'y est entré. On se dit alors, non sans ironie et consternation, qu'Ailleurs si j'y suis est un film de forêt qui ne parvient pas à la filmer (l'histoire se répète) d'autant plus que l'approche bucolique s'avère être caricaturale, avec la brise, les rayons de soleil entre les feuilles et le chant des petits oiseaux. Mathieu s'émerveille moins comme un enfant que comme un hurluberlu. La nature éveille en lui une pseudo-lucidité qui va au final le renvoyer auprès de sa femme avec qui il n'a pourtant plus rien en commun, ni l'amour ni l'avenir. Ailleurs si j'y suis est très clair quant à ce climax douloureux et paradoxal qui se donne l'apparence d'une retrouvaille sincère. Bien sûr, François Pirot laisse cette fin ouverte pour que le spectateur « réfléchisse », mais la scène qui précède la fin du film, au lac, montre de toute façon qu'ils n'ont plus rien en commun, en dépit du fait qu'ils partagent quelques instants le même mode d'être, à savoir une présence « naturelle » dans un cadre réduit au format 4:3.
Pour exprimer cette désunion entre Mathieu, son monde et son entourage, François Pirot décide en effet de passer au format 4:3 quand son hurluberlu végète dans la forêt et que les personnages vont à sa rencontre ou découvrent par eux-mêmes « l'appel de la forêt » auquel François Pirot semble croire sporadiquement. Le procédé s'avère être franchement superflu. Tous les personnages qui entrent dans son cadre intime et ceux qui trouvent temporairement une paix similaire voient leur espace être rogné. François Pirot utilise la technique inverse de Mommy de Xavier Dolan, qui lui passait du 4:3 au 16:9. C'est une démarche étrange puisque les personnages repoussent leurs limites tandis que l'image vient restreindre leur espace et la vision du spectateur. Est-ce, plus subtilement, une façon de reposer la question des limites ? N'est-ce pas plutôt, au contraire, la preuve que François Pirot peine à lâcher du lest et que les limites sont trop fortes pour ne pas être repoussées ? Ce n'est évidemment pas ce qu'Ailleurs si j'y suis veut raconter. L'idée du film est de marquer une différence par rapport à un quotidien qu'il faut fuir et, dans cette optique, le format 4:3 recentrerait l'attention sur les vraies priorités et non sur ce qui reste vague et incertain dans le format 16:9. Soit recentrer pour mieux se retrouver. L'inversion demeure curieuse et elle permet de constater toute l'habilité de François Pirot qui joue avec les contraires, jusqu'à la roublardise ?
Mathieu est un homme vidé qui se remplit temporairement avec du vide. C'est aussi le cas de Catherine qui développe un fantasme grotesque pour l'Amazonie primitive et de Stéphane qui se rêve en backpacker découvrant le vrai sens de la vie. Ils sont loin d'être des rois de l'évasion dans un ailleurs où il est possible de mieux se trouver. Seuls Guy et le père de Mathieu (Jackie Berroyer) s'en tirent moins amèrement. Ce dernier, qui construit son propre cercueil, est un hypocondriaque qui, après un premier cancer guéri, simule le retour de la maladie pour attirer l'attention de son fils et de son entourage. C'est de lui-même, et non grâce à « l'appel de la forêt », qu'il va définitivement lâcher prise (miracle !) — mais pour combien de temps ? Il va certes rendre visite à Mathieu près du lac, mais il repart tout de suite, sans que la forêt ne joue véritablement un rôle dans son changement. C'est en sauvant deux personnages secondaires que François Pirot se montre roublard. Notre critique n'opère ainsi plus complètement. On pourrait alors nous reprocher notre « haine du quotidien », mais n'est-elle pas, malgré tout, dominante dans Ailleurs si j'y suis ? L'ailleurs peut très bien constituer une autre routine mais cette fois-ci adéquate pour celui qui l'expérimente au quotidien. La routine n'est donc pas forcément à fuir, il faut seulement bien l'aménager. Est-ce cela que veut montrer François Pirot ? Rien n'est moins sûr.