« After Life » de Hirokazu Kore-eda : De la terre à l'infini
Ce texte est une histoire de spectateur, celle d'un homme qui aurait pu devenir un ami, autour d'After Life de Hirokazu Kore-eda, qui était son film préféré. Comme dans une infinité d'autres histoires, un film se déplace dans nos vies pour lui donner du sens et déplier nos secrets.
À la mémoire de David Demeuter, dit DD
« After Life », un film de Hirokazu Kore-eda (1998)
Une fois n'est pas coutume, ce texte sur After Life de Hirokazu Kore-eda a été écrit à la première personne et en dialogue avec quelqu'un qui, peut-être, comme dans le film, se trouve dans les limbes. Cette histoire intime ne concerne peut-être que ceux qui l'ont connu. Mais si elle vaut la peine d'être racontée, c'est aussi, et avant tout, parce qu'il s'agit d'une histoire de spectateur. After Life, tel que David se l'est approprié, s'est en effet déplacé pour s'installer dans sa vie et s'y déplier sur plusieurs niveaux de sens, dont certains resteront secrets. J'espère que le texte évitera un double écueil. D'une part, la solennité du récit posthume, et d'autre part le maniérisme gênant accompagnant une écriture à tendance épistolaire que j'ai tenté d'atténuer au maximum.
Quand je lui avais demandé quel était son film préféré, un jour comme un autre où nous tentions de nous apprivoiser, il m'avait répondu After Life de Hirokazu Kore-eda, tourné en 1998. Je ne le connaissais que de nom et j'avais promis de le voir au plus vite pour en parler, d'autant plus que j'aime le cinéma de Kore-eda et que ce film-là semblait très différent des autres. Malheureusement, en mai dernier, une tragédie s'est produite et David nous a quitté, laissant derrière lui beaucoup de gens qui l'ont aimé et partagé son univers protéiforme où cohabitait une multitude d'imaginaires. Dans un tel contexte, parler de cinéma, et enfin du film promis, paraît bien futile, car le cinéma ne prend jamais le dessus sur la vie et la manière dont elle a écrit notre histoire. Quand la mort se présente, on comprend vite que le cinéma arrive après, ou (se) passe à côté, les croisements sont plus intimes que collectifs. Sur notre lit de mort, notre existence est racontée par ceux avec qui nous avons construit quelque chose. Ceux qui parlent du défunt sont rappelés à leurs origines, leur terre, leurs histoires avec les autres, vers les lieux peuplés et hantés : la mort nous rappelle tous chez nous. Face à elle, le cinéma peine à nous consoler dans l'immédiat car tout donne l'impression de sonner faux à côté de ce puissant réel brisant l'organisation de nos vies. Il suffit de repenser aux visites mortuaires et leur atmosphère irréelle oscillant entre la joie d'être soutenu et la tristesse de l'adieu qui se prépare. Le cinéma œuvre loin derrière cette grisaille qui traverse nos vies à chaque fois que nous perdons un être aimé pour toujours, rendant tout le reste provisoirement anecdotique.
After Life affirme, de manière épistémologique et métaphysique, tout le contraire. Non seulement la mort ne marque plus la fin définitive d'une vie mais le début d'une autre dans laquelle le défunt doit emporter un seul et unique souvenir pour l'éternité mais, surtout, c'est le monde lui-même qui posséderait des propriétés cinématographiques. Dans l'entre-deux-mondes où se situe l'action du film (les limbes), des passeurs vont reconstituer le souvenir choisi par le défunt sous la forme d'un petit film afin de faciliter son travail de mémoire. Et lorsque l'un des morts ne parvient pas à choisir un souvenir, les passeurs lui proposent une centaine de VHS contenant des moments importants de sa vie. Chez Hirokazu Kore-eda, le cinéma devient le mode d'expression par excellence d'une mémoire universelle et transversale qui précéderait même la présence de l'homme comme subjectivité perceptive. Autrement dit : le fait d'être s'expérimenterait et se recevrait en images, voilà ce que en quoi Kore-eda croit dans After Life. D'où proviennent ces images d'une longue vie écoulée ? Un regard omniscient doté d'une vision illimitée enregistre-t-il nos existences sous toutes ses coutures ? Les passeurs, qui sont décrits de manière amusante comme des fonctionnaires, pensent eux-aussi en termes d'images dans la gestion de leur petite fabrique de films. C'est sous cette forme que le souvenir, qui est remis en scène, peut perdurer pour l'éternité, quand les morts n'auront plus que cela à expérimenter.
After Life n'est pas n'importe quel film sur la mort. Il compte parmi les plus optimistes, trop naïf (?), loin de la grisaille et du rappel brutal à soi qu'induit une conception de la vie sans au-delà, soit celle à laquelle je me suis résigné. Pourquoi David aimait-il tant ce film ? Après l'avoir enfin vu, je suis resté sans voix, bouleversé, à bien des niveaux, par l'idée que ce film ne l'ait jamais quitté. David espérait peut-être secrètement se retrouver dans les limbes, en provenance du couloir de lumière que les morts empruntent, avec la possibilité de choisir un souvenir pour l'éternité. Rien d'étonnant le connaissance, puisqu'il a toujours cru en plein de choses, tous les mystères stimulaient son imagination, jusqu'à la cryptozoologie. Il restait d'ailleurs des livres sur les extraterrestres dans son bureau et tout un tas de curiosités dont il avait le secret. Alors oui, il devait certainement croire au postulat métaphysique de son film préféré, et pas seulement dans la perspective de sa propre mort, mais aussi de celles des autres, celles de ceux qu'il aime, en imaginant peut-être pouvoir vivre pour l'éternité dans plusieurs souvenirs des morts passés et à venir.
C'est l'autre croyance d'After Life : pouvoir exister dans le souvenir de l'autre équivaut à un salut de l'âme. On le comprend lorsque l'un des passeurs, mort à la guerre autour de vingt-cinq ans, découvre qu'il figure dans le souvenir choisi par la femme qu'il a laissée derrière lui. Il demande alors à être libéré de ses fonctions, au sens propre comme au sens figuré. Il emportera ce souvenir avec l'assurance d'avoir été aimé aussi fort qu'il a aimé. Sur ce point aussi, After Life résonne avec des choses qui ont hanté David, une grande incertitude, et je comprends pourquoi le film de Kore-eda a autant compté car il apporte un exutoire à ses doutes et à ceux que nous avons tous sur des questionnements similaires.
Je lui avais un jour très naïvement demandé s'il courrait les festivals de théâtre et les concerts, entraîné par la passion, et s'il bloquait chaque année Avignon. Il m'avait répondu qu'il préférait voir grandir ses enfants. Il m'opposa son retour à la terre, soit ce qui comptait le plus pour lui. Le souvenir qu'il choisirait pour l'éternité est probablement celui-là, comme il est absolument certain, après les plusieurs vies qu'il a menées de front, qu'il fera partie du souvenir de plusieurs personnes. Et pour tous ceux qui sont encore dans le monde d'ici-bas, son souvenir est encore bien vif. Si les passeurs d'After Life nous regardaient des limbes, ils auraient de quoi monter un beau film.