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Thomas Gioria et Fantine Harduin en bateau dans Adoration
Rayon vert

« Adoration » de Fabrice du Welz : L'envol de l'amour sauvage

Thibaut Grégoire
Conte initiatique, « Adoration » de Fabrice du Welz est travaillé par la rencontre de deux histoires, celles de Paul et de Gloria, qui s'unissent par contamination et absorption, manipulation et résurrection. Une union qui tendra à l'élévation amoureuse, à l'image – sublimée à l'écran – de l'envol des grues cendrées.
Thibaut Grégoire

Fabrice du Welz, le semeur de graines

Adoration s’ouvre sur une citation de Boileau-Narcejac qui met à la fois en exergue une des dimensions les plus évidentes du film et apporte également, dans le même mouvement, quelques clés permettant de décrypter la méthode de travail de Fabrice Du Welz : « Il suffit d’un peu d’imagination pour que nos gestes les plus ordinaires se chargent soudain d’une signification inquiétante. Pour que le décor de notre vie quotidienne engendre un monde fantastique. Il dépend de chacun de nous de réveiller les monstres et les fées ». Ce monde fantastique auquel fait référence cette entrée en matière, les monstres et les fées qu’elle convoque, appelle d’emblée à considérer ce que l’on va découvrir par le prisme d’une version déformée ou fantasmée de la réalité qui est celle du conte et de la fable. Le voyage que vont entreprendre les deux protagonistes d'Adoration, Paul et Gloria, en s’enfonçant de plus en plus dans la forêt et en déambulant le long d’un fleuve où ils croiseront ça et là des adjuvants qui se révéleront parfois être des croque-mitaines, ainsi que la tenue vestimentaire de la seconde, véritable petit chaperon rouge qui voit des loups partout, appellent immanquablement à une telle grille de lecture que le film ne dément ou n’invalide à aucun moment. La méthode de Fabrice Du Welz, que l’on pouvait comprendre ou à tout le moins deviner entre les lignes de l’entretien qu’il nous avait accordé en avril 2017, pourrait, elle aussi, être rapprochée de celle d’un célèbre héros de conte pour enfants : tel le Petit Poucet, il donne des pistes, sème quelques cailloux indiquant ainsi un chemin au spectateur, mais c’est au final à celui-ci de s’y retrouver, de (re)faire son propre chemin en s’appuyant néanmoins sur les quelques indices laissés par son guide.

En cela, Fabrice Du Welz apparaît clairement — et en dépit de l’aspect parfois très graphique, cru et évident de ses films — comme un cinéaste de la suggestion. Son travail revient en fait souvent à planter une graine qui ne demande ensuite qu’à germer dans l'imagination des spectateurs. Son geste n’est certainement pas une main tendue puisqu’il ne propose au final aucun accompagnement. Il donne juste un petit quelque chose, une impulsion, qui permettra ou non au spectateur de créer et d’emprunter son propre chemin. Là encore, il faut se rapporter à ce que Fabrice Du Welz dit de son travail (dans notre interview ou dans d’autres), à savoir pas grand-chose. Selon lui, ce n’est pas le rôle du cinéaste de produire un discours intellectuel et analytique sur son œuvre. Par contre, il semble largement encourager cette réflexion dans le chef du spectateur et de la critique, qu’il exhorte silencieusement à « décrypter » ce qu’il présente comme une part d’inconscient dans ses films. Ainsi, le film devient une sorte d'offrande au spectateur, au critique et à quiconque voudrait se pencher dessus. Ce qui ressemble à un geste inachevé peut être vu comme autant de sorts jetés au spectateur, de potentiels envoûtements. La graine peut ainsi germer, le geste se prolonger, l’envoûtement opérer. Les films de Fabrice Du Welz prennent alors forcément de l’ampleur après coup, ils peuvent sembler ténus au moment de la vision mais sont inexorablement appelés à grandir.

Contamination et absorption

Thomas Gioria et Fantine Harduin dans le bateau dans Adoration
© Kris Dewitte

Si nous évoquions d’emblée la nécessité de dépasser l’évidence, de décrypter, c’est parce qu’Adoration, sous ses dehors de film simple, linéaire, « coulant de source » — contrairement aux autres films de Du Welz, plus complexes dans leurs constructions et plus elliptiques —, cache en réalité un autre film, invisible, lequel contamine petit à petit l’autre, le visible, par le récit contradictoire qu’il raconte. Si la notion de contamination est présente dans tout le cinéma de Fabrice Du Welz, c’est la première fois qu’elle semble être à ce point active dans la construction même du film, dans son fonctionnement narratif et dans sa mise en scène, même si le procédé ici à l’œuvre est peut-être encore plus complexe. Le film visible, c’est a priori le point de vue de Paul, celui d’un jeune garçon qui tombe amoureux d’une fille à peine plus âgée que lui, patiente d’un hôpital psychiatrique, et s’enfuit avec elle pour l’aider à rejoindre son grand-père qui se trouverait dans le sud de la France. Ce film là est profondément romantique et chevaleresque, à l’image du geste de Paul, ou du moins de l’image qu’il s’en fait. C’est une sorte d’odyssée presque « jolie », traversée par des clichés sur l’enfance et le passage à l’adolescence, sur la naissance du sentiment amoureux et par des réminiscences de grandes figures du conte de fée.

Cependant, ce long fleuve presque tranquille est perturbé au moins à trois reprises par des saillies, à chaque fois assez brèves, de violence et d'images fortes : il s’agit d’une chute, au début du film — laquelle vient d’ailleurs initier la fuite et le voyage des deux personnages principaux —, d’un incendie, en son milieu, et d’un accident de voiture, à la fin. Ces images fortes viennent scander et rythmer Adoration. Elles sont comme des rappels métronomiques qui indiquent que derrière la joliesse de l’échappée belle, derrière l’illusion du récit initiatique, se cache un autre film, une autre histoire. Cette autre histoire, c’est celle que se raconte Gloria, apparemment en contradiction totale avec celle que se raconte Paul. Cet autre point de vue qui vient par à-coups se rappeler à l’autre, c’est celui d’une jeune fille qui se croît persécutée par un oncle qui en veut à son héritage et qui l’a fait passer pour folle en l'enfermant dans un institut psychiatrique dont la directrice est la complice de l’odieuse machination. En fuite avec Paul, elle continue de se croire persécutée et poursuivie (d’autant plus que, très factuellement, elle ne prend plus aucun traitement), et voit dans des hasards, des coïncidences, des preuves que tous ceux qu’elle et Paul croisent sur leur chemin — y compris une poule — sont malfaisants et à la botte de son oncle. Si Adoration épouse visuellement et narrativement le point de vue de Paul, la manière dont remonte brutalement à la surface celui de Gloria — que ce soit donc à l’occasion des trois saillies de violence précédemment évoquées ou à celle de ses crises de panique et/ou de folie durant lesquelles elle met des mots sur sa vision des choses — apporte un contrepoint agissant comme une négation de ce que dicte le point de vue de Paul à l’image et dans la narration.

L’histoire de Paul et celle de Gloria se nouent autour de deux visions contradictoires d'une même situation. Elles devraient normalement entrer en confrontation l’une avec l’autre. Pourtant, la bonté et la malléabilité du personnage de Paul, ainsi que le choix de Fabrice Du Welz d’avoir donné la prégnance à son histoire, permettent d’absorber une histoire dans l’autre et rendent possible leur cohabitation. Certes, on peut donc concevoir que le point de vue de Gloria contamine peu à peu celui de Paul, mais on peut aussi dire que l’un permet à l’autre d’exister et d’avancer, sans pour autant changer de trajectoire. Quoi qu’il en soit, la mise en relation de ces deux histoires, par contamination ou par absorption, donne naissance, par hybridation, à une troisième, finalement celle qui constitue le film dans l’évidence de ce qu’il donne à voir : une fable donc, ou un conte macabre dans lequel l’imagination a réveillé les monstres et les fées, comme le dit la citation de Boileau-Narcejac. L’histoire que se raconte Paul et celle que se raconte Gloria ne convoquent pas le monde fantastique appelé par cette citation : c’est de la rencontre du récit initiatique de l’un et du cauchemar paranoïaque de l’autre que naît cet autre monde.

Manipulation et résurrection

En dehors des saillies de violence et des crises d’hystérie de Gloria, d’autres points de convergence apparaissent. Au lieu de se télescoper, les deux histoires semblent par moments s’imbriquer et trouver un terrain neutre sur lequel s’accorder. L’un de ces terrains est un rêve que fait Paul dans lequel il danse avec Gloria. Au détour d’un changement de plan, Gloria s’y transforme brièvement en un pantin de bois ou de carton, manipulé par Paul dans sa danse. Beaucoup plus tôt, avant sa fuite avec Gloria, Paul manipulait déjà un être inanimé, un petit oiseau qu’il avait recueilli et que sa mère avait trouvé sans vie avant de le jeter aux ordures. N’acceptant pas la mort de l’oiseau qu’il considérait comme son meilleur ami, Paul déployait de force les ailes de celui-ci et le jetait en l’air en lui ordonnant de voler. Les deux scènes semblent se répondre et conférer à Paul une fonction ambiguë, celle d’un marionnettiste magique ou d’une sorte de sorcier qui tenterait de redonner vie à des formes inanimées. À moins que ce ne soit le contraire et que tous les êtres vivants qu’il toucherait — l’oiseau puis Gloria — se vident peu à peu de leur vie. On pourrait interpréter le rêve de Paul comme l’expression d’un sentiment de culpabilité refoulé par la mort de l’oiseau et qui se traduirait dans la peur de perdre également Gloria. Pourtant, la suite d'Adoration et sa fin confirment plutôt la théorie inverse, celle où la vie prime sur la mort, et cela s'illustra dans le récit en convoquant de nouveau des oiseaux.

Benoît Poelvoorde dans sa caravane dans Adoration
© Kris Dewitte

Dans la dernière étape de leur voyage — du moins celle d'Adoration, dont la conclusion n’est pas celle de leur traversée –, Paul et Gloria rencontrent Hinkel, un ermite perdu au milieu des bois et établi là pour surveiller quelque chose qui n’existe pas — les travaux d’un parc aquatique qui ne verra jamais le jour. Hinkel vit aux abords d’une clairière où viennent se ressourcer des grues cendrées avec lesquelles il a plus ou moins réussi à cohabiter. Alors que Paul et lui font connaissance, ils entrent dans la clairière où se trouvent les grues et Hinkel, tout en se mettant torse nu (et révélant au passage un énorme tatouage de grue dans son dos), dit qu’à cet endroit précis, avec les grues aux alentours, il a l’impression de ressentir la présence de sa compagne disparue, Jeanne. Il dit penser que c’est Jeanne qui l’a mené ici, à cet endroit, pour continuer à pouvoir communiquer avec lui. Puis il lève les bras en croix et crie de toutes ses forces, faisant s’envoler et crier à leur tour les grues. Hinkel entre dans une sorte de transe, comme s’il était en communication avec sa femme dont il reconnaît sans doute la voix dans les cris des oiseaux. Cet acte de communion qu’accomplit Hinkel en annonce un autre, lequel viendra clore Adoration un peu plus tard. Avant de pousser son cri et de provoquer ceux des oiseaux, Hinkel dit aussi à Paul que les grues cendrées ont une particularité : celle de s’unir pour la vie. Tout, dans les actes de Hinkel et dans les clés qu’il donne à Paul (et au spectateur) pour appréhender à la fois émotionnellement et intellectuellement ce qui sera la dernière scène du film, semble indiquer qu’il est une sorte de double futur, plus expérimenté et conscient, de Paul. Comme lui, il espère faire revivre les morts, ou à tout le moins donner un prolongement à la vie.

Quelques scènes plus tard donc, lors du tout dernier plan d'Adoration, les paroles et les actes de Hinkel entrent en résonance avec le projet du film dans son ensemble. De nouveau en cavale, Paul et Gloria se retrouvent sur une barque le long du fleuve quand se fait entendre au loin le cri des grues. Paul lève les yeux au ciel et est témoin de l'envol des oiseaux. Puis Gloria se rapproche de lui et le prend par la main tandis qu’elle regarde également l'envol des grues. Cette séquence est filmée en un seul plan, par une caméra faisant des mouvements circulaires de va-et-vient entre le ciel et les enfants. Par cette scène et l’unicité de ce plan, Adoration concrétise ce vers quoi il semblait aller, et surtout ce vers quoi les deux histoires racontées en parallèle, celle de Paul et celle de Gloria, convergeaient. Il s’agit d’un moment d’union à tous les niveaux : union des oiseaux, union des deux personnages et union des histoires qu’ils se racontent dans un moment vécu ensemble. Un pacte se scelle enfin, les deux histoires ont définitivement donné vie à une troisième. Le monde fantastique est là, symbolisé par la concrétisation du fantasme de liberté des deux personnages, incarné par le vol des oiseaux et la réalisation d’un plan de cinéma assez complexe. La chorégraphie de la caméra accompagne celle des oiseaux et fixe dans un même cadre les deux personnages se tenant la main et regardant dans une même direction. Ce plan conclut ainsi de la plus belle des manières un film qui atteint là un état de grâce, rappelant au détour d’une réminiscence spectatorielle celui qu’avait atteint la dernière scène de L’Heure de la sortie de Sébastien Marnier, dans laquelle des adolescents également « illuminés », fascinés par une sorte de miracle se produisant sous leurs yeux, regardaient ensemble dans la même direction en se tenant la main.

Fiche Technique

Réalisation
Fabrice du Welz

Scénario
Fabrice du Welz, Vincent Tavier, Romain Protat

Acteurs
Thomas Gioria, Fantine Harduin, Benoît Poelvoorde, Laurent Lucas

Genre
Drame, Thriller

Date de sortie
15 janvier 2020