« L'Abécédaire de Gilles Deleuze » : L'internel à la télé
Un abécédaire pour bifurquer dans la matière concrète, gaie et labyrinthique de la philosophie, ses concepts et ses affects, depuis le foyer du corps miné par la maladie de qui lui aura dévolu sa vie. Une émission de télévision en forme de séance de spiritisme. Retrouvé dans les faveurs du direct, avec ses claps et ses fins de bobine, toutes les failles de l'image par lesquelles recommencer ce qui ne s'énonce que dans des différences de potentiel et des rapports d'intensité, le génie spirite du cinéma aura permis à la télévision d'en faire tourner la table – la télé tournée et retournée au microsillon de la pensée de Gilles Deleuze. Deleuze à la télé, c'est une image de l'internel dont l'idée reviendrait à Charles Péguy quand l'instant coïncide avec l'éternité qui n'est plus extérieure au temps, mais interne à lui. L'internel dit l'événement quand le confort domestique de la télé peut enfin vibrer du dehors de la pensée.
« L'Abécédaire de Gilles Deleuze », un film de Pierre-André Boutang et Claire Parnet (1995)
À Sébastien, forcément, il ne pouvait en être autrement.
Faire tourner la télé, au microsillon de la pensée
Je le dirai s'ils y tiennent : la citation est de Samuel Beckett et sa pointe perce le brouhaha de l'archive filmée en 1980 d'un cours alors donné par Gilles Deleuze à l'université de Vincennes. L'autre citation, ajoutée en off, est musicale et provient d'une chanson d'Alain Souchon : « Quand j'serai K.O. ». La parole du philosophe se dirait donc à ces deux conditions : l'exigence du dehors qui peut prendre la figure de l'autre, ainsi l'auditeur et le téléspectateur ; la menace d'un brutal effondrement du corps, autre expression du dehors quand le boxeur s'écroule sur le ring, knock-out.
Parler depuis le labeur du concept, qui répond moins aux grandes interrogations qu'il fait voir le problème qu'il recouvre, ce travail de taupe ou de fourmi avec ses profondeurs, ses cavités et ses galeries, c'est tenir à cette limite où son désir peut être forcé aussi par des forces qui l'anéantissent.
Ainsi s'ouvre L'Abécédaire de Gilles Deleuze tourné entre 1988 et 1989, avant que le philosophe n'en précise immédiatement les clauses : le choix par Claire Parnet de chaque lettre du mot allant avec et sa diffusion post-mortem par le réalisateur Pierre-André Boutang (même si l'ancienne étudiante a su convaincre son vieux professeur de diffuser l'abécédaire de son vivant, au début de janvier 1995, et qui continuera après sa mort survenue le 4 novembre 1995, à la lettre H comme Histoire de la philosophie). Comme une coda aux Dialogues entre Claire Parnet et son maître en 1977, douze ans, un bail, une autre exception heureuse aux lois ingrates des grilles de la télévision quand de la pensée y passe, joyeuse, concrète et enfantine, comme ç'avait déjà été le cas avec le sublime France, tour, détour, deux enfants (1979) d'Anne-Marie Miéville et Jean-Luc Godard.
Un abécédaire, c'est aussi l'imagier qu'apprécient tous les enfants qui y redécouvrent alors le sens profond des mots retenus dans l'alliance avec les images avec lesquelles leur promenade s'égaie.
Le philosophe sait d'emblée qu'il parle depuis un temps paradoxal qui est celui de l'entre-temps, le temps de l'après-coup qui le fera toujours déjà archive, à la fois vivante et survivante. L'image double d'une vie promise à se poursuivre dans l'impersonnel et l'incorporel, seulement désireuse de parler plus en profondeur ou, dit Deleuze alors avec cette malice dont il ne se départira plus, mieux qu'à l'occasion d'une séance de spiritisme. Retrouvé dans les faveurs du direct, le génie spirite du cinéma aura cependant permis à la télévision d'en faire tourner la table, au microsillon de sa pensée.
Et quand le microsillon saute à chaque voilement de pellicule, clap du réalisateur et changement de bobine, c'est l'image de télévision elle-même qui retrouverait alors ce que Deleuze dit proprement de l'image-temps quand le faux-raccord enchaîne moins les images qu'elles les ré-enchaînent depuis une coupure. L'interstice est un vide faisant voir un peu de temps à l'état pur, une faille pareille aux circonvolutions et plis du cerveau, propice aux plus intempestives des connexions synaptiques.
Deleuze à la télé, c'est une image de l'internel dont l'idée a été trouvée chez Charles Péguy : comme les saints communient, le présent aussi qui va à sa perte sur sa ligne horizontale tout en coexistant avec l'autre présent des souvenirs purs sur leur ligne verticale. Et c'est la coexistence des temps qui assure leur contemporanéité. Alors, l'instant peut coïncider avec l'éternité qui n'est plus extérieure au temps mais interne à lui. L'internel dit l'événement quand la télé vibre du dehors de la pensée.
A comme Animal : Des bords aux bonds, aux aguets
L'animal, donc. L'animal qu'est Gilles Deleuze, qui avoue d'emblée ne guère apprécier les animaux domestiques qu'il préfère appeler familiers et familiaux, ainsi les chiens (leur aboiement est, dit-il, la honte du règne animal) et les chats (les frotteurs l'agacent). Filmé chez lui dans salon, le philosophe a pourtant l'allure d'un gros chat, avec ses ongles longs et son pull peluchant et violet, avec ses yeux rieurs qui semblent grands ouverts sur le dehors tandis que sa voix a des grondements qui arrachent à la toux suffocante de la maladie respiratoire des roulements de plaisir, des ronronnements quasi-félins. L'archive où il se tient dans l'internel, à la fois présent et disparu, très concret, vivant mais et toujours disparaissant, indiquerait que sa malice est égale à celle du chat du Sheshire, ce qui aurait pu convenir à ce très grand amateur de Lewis Carroll. Divisée à l'image entre son dos en amorce à droite et son visage reflété dans un miroir derrière lui, Claire Parnet semble alors une autre Alice, la jeune fille duplice en étant l'amie à la fois des surfaces et des profondeurs.
L'animal, donc. Les animaux familiers, parce qu'ils sont familiaux, déplaisent au critique du familialisme caractéristique du freudisme. Et ils sont plus déplaisants encore quand il rappelle qu'ils sont eux aussi des fraudeurs de la sécurité sociale, autre éclair de malice. Claire Parnet rappelle alors que Deleuze a pourtant un bestiaire qui l'accompagne depuis longtemps, au moins depuis Proust et les signes (1964), mais peuplé celui-là d'animaux considérés comme répugnants, souris, araignée et tique. Alors que l'animal non humain est l'un des grands refoulés de la métaphysique occidentale, Élisabeth de Fontenay et à sa suite Jacques Derrida y ont insisté, il est très présent chez Deleuze, mais tout en ayant été déniché dans les caves et souterrains de la hiérarchie traditionnelle.
L'animal permet de tenir à trois choses comme trois bords de la pensée : que l'on peut avoir comme être humain des rapports non humains avec les autres animaux, à l'instar des enfants ou de certains chasseurs ; que les animaux ont un monde, même considérablement pauvre ou restreint, ainsi la tique et ses trois excitants (visuel, odorant et tactile) ; que l'animal en tant qu'il est l'être aux aguets éclaire beaucoup, en étant rapporté au domaine de ses territoires propres, de ce que l'art et même la philosophie peuvent ailleurs accomplir au gré des rencontres qui sont de véritables événements.
Trois bords et autant de bonds : avec le chasseur, moins praticien de la chasse à courre qu'homme des bois tel Dersou Ouzala, l'émission de signes est soulignée et, avec elle, des séries de postures, de chants et de couleurs en marquages de territoire et avec lesquelles travaillent aussi les artistes, danseurs et musiciens, peintres et cinéastes, chanteurs et écrivains ; avec la tique, c'est tout un rapport profond avec le biologiste allemand et philosophe Jacob von Uexküll, l'explorateur d'espaces vécus, de milieux avec quoi composent les animaux en mécaniciens ; avec l'être aux aguets, l'émission de signes conduit au territoire et, avec lui, au concept de déterritorialisation. Le mot est barbare, a-t-on reproché à Deleuze qui en a tiré un concept avec Félix Guattari, mais il faut des mots nouveaux pour désigner des problèmes neufs. Encore qu'un terme existait déjà dans la littérature d'Herman Melville, celui d'outlandish que l'on traduirait en effet par le déterritorialisé.
Si la déterritorialisation offre d'appréhender philosophiquement qu'il n'y a pas de territoire sans vecteur de sortie de celui-ci, il n'y a pas non plus de déterritorialisation sans l'action de se reterritorialiser ailleurs. La ritournelle conceptuelle est une grande ligne qui fait passer un devenir-animal dans la pensée. Les images virtuelles forment alors un étonnant pullulement, la toile et la scène, la page et l'écran en autant de territoires pour les penseurs, philosophes et artistes y trouvant place comme le petit chat cherche un coin, renfoncement ou encoignure, pour y mourir. Un autre chat fera d'ailleurs entendre son miaou intempestif à l'occasion de la pérégrination avec la lettre C.
Avec l'animal, l'écriture est ainsi repensée à sa limite, c'est par exemple le piaulement douloureux propre à Franz Kafka. La limite qui sépare la langue de la musique, du silence et du cri, de l'animal humain et non humain, de la pensée et de la non pensée. On n'écrit pas pour raconter sa petite affaire privée ou personnelle ; ça c'est, dit Deleuze, la honte de la littérature. On écrit en vérité pour les analphabètes (Artaud), pour les idiots (Faulkner), pour le peuple des souris (Kafka). On écrit encore pour les bêtes qui meurent, pas à leur intention mais à leur place, parmi elles ou depuis elles, pour répondre d'elles. L'animal devant lequel l'écrivain est responsable, disait Hofmannstahl.
Se porter à cette limite-là, et de telle sorte que le philosophe ou l'écrivain ne soient plus séparés de l'animal qu'ils sont et de la bête qu'ils seront quand ils mourront parce qu'il n'y a que les bêtes qui savent mourir, et d'instinct trouver le territoire pour y exhaler leur dernier soupir. De l'animal à la mort en passant par la littérature, les chemins de la pensée du philosophe tiennent à de tels bords en étant capables des plus grands bonds, aux aguets de la bête qui, bientôt, en lui s'apprêtera à mourir.
B comme Boisson : Le coup risqué du verre pénultième
Gilles Deleuze a bu, beaucoup et puis un jour, il a arrêté, sa santé l'y aura contraint, forcé. Le manger le dégoûte, admet-il franchement tandis que l'évocation de la boisson fait sa joie, toute une gourmandise paradoxale ou, mieux, une grande soif ragaillardie à tirer de l'alcool des lignes diagonales enivrant le rapport à la littérature et, plus généralement, à celui de la philosophie.
C'est d'abord une affaire de quantité et d'évaluation : combien de verres pour accéder au tout dernier ? Comment en faut-il, comment le savoir ? L'alcoolique est moqué quand il est caricaturé comme celui qui ne cesse pas de dire qu'il va arrêter de boire, alors qu'il est vérité celui qui ne cesse pas d'arrêter de boire. Combien de verres pour accéder au dernier, mais à seule fin que le dernier verre soit celui de la journée, avant le lendemain de recommencer. La quantité liée à l'évaluation revient à l'agencement propre à l'alcoolique, à son désir du dernier verre afin d'en relancer la série.
L'alcoolique a pour passion non le dernier verre mais, plus profondément, l'avant-dernier. Deleuze l'énonce ainsi en en trouvant l'image dans ce que Charles Péguy disait des Nymphéas de Claude Monet : le premier tableau répète toujours déjà le dernier. C'est la même chose pour l'alcoolique, dont le premier verre de la journée porte en lui le dernier qui en sera la fin. Le dernier verre pour autant qu'il soit l'avant-dernier en redevenant ainsi le premier : non l'ultime, mais le pénultième.
L'alcoolique est un être rusé, autrement aux aguets ; il doit en effet trouver l'agencement suffisant à boire et recommencer sans s'écrouler comme le boxeur sur le ring, l'image revient en tête après l'ouverture sur « Quand j'serai K.O. » d'Alain Souchon. Mais sa ruse à lui s'évalue au prix du plus grand danger encouru, l'effondrement risquant d'entraîner celui du travail et, Deleuze y tient, le travail est plus important. Et si l'alcool le menace en menaçant la santé, alors c'est fini. L'évocation d'Henri Michaux, ainsi que celle, plus implicite, de Georges Bataille, invite à suivre la ligne de crête, ce mince défilé entre la puissance et l'impuissance que l'on emprunte à y consumer sa vie.
La vie personnelle est ce que sacrifie le drogué quand il a pour désir la saisie d'une vie plus grande que lui, la vie impersonnelle des choses intolérables que l'addiction permettrait de supporter. Enfin, il s'agit-là d'une croyance, d'une fiction que l'on pourrait qualifier de constituante. En réalité, aucune drogue n'est nécessaire pour travailler. On croit qu'elle peut aider mais on voit bien que c'est faux quand on en a fini avec elle. Quand la fiction constituante est destituante sur le plan de la santé, elle révèle sa duplicité branchée sur une autre douleur, qui appartient aux écrivains se faisant les passeurs des puissances qui pourraient les briser. De son côté, Claire Parnet enchaîne les cigarettes.
Deleuze convoque alors la littérature étasunienne, celle qu'il aura tant aimée, F. Scott Fitzgerald, Thomas Wolfe et Malcolm Lowry. Tous ont selon leur disposition risqué le coup de boire afin de supporter de se faire les voyants de l'intolérable. Les poètes français l'ont été de leur côté, Verlaine (Deleuze n'habite alors pas loin des rues qu'il fréquentait) et Rimbaud dont la poétique hallucinée a inspiré au philosophe qu'il n'y a pas d'art sans visionnaire. Et pas davantage de vision sans voyants risquant leur esprit et leur santé à s'offrir en sacrifiés sur l'autel des forces impersonnelles de la vie.
C comme Culture : Sortir de la philosophie par la philosophie
Deleuze se dit peu cultivé, sans aucun goût pour la figure de l'intellectuel. Les intellectuels savent tout, peuvent parler de tout, ainsi Umberto Eco pour qui il admet cependant avoir de l'admiration. Le philosophe, lui, n'a aucun savoir en réserve ou provisionnel. Ce qui dans la culture l'intéresse, c'est la rencontre d'une œuvre soulevant son désir de travailler depuis l'idée qu'il y aura entraperçue.
C'est une offensive contre la culture que Deleuze conduit afin d'en retrancher ce qui distingue spécifiquement le travail du philosophe. L'opposition y est même fermement tranchée : la culture, c'est parler et parler est sale quand l'écriture serait propre. Drôle de morale hygiénique. En sourdine, on y entendrait que le parleur, aussi érudit soit-il, n'a pas la discipline de l'écrivain. Claire Parnet argue alors de la parole de l'enseignant en philosophie que Deleuze a été et qu'il précisera plus tard. La parole qu'il pourfend est celle de l'intellectuel qui, de colloque en colloque, voyage pour s'entretenir avec ses pairs en entretenant une position sociale : le statut de parleur professionnel.
Le philosophe, lui, sait que le colloque est la clôture de ce qui rend possible son désir : l'être aux aguets qu'il est, l'animal qu'il est donc en quelque sorte a les antennes actives, sensibles à la possibilité de la rencontre. Les aguets, les rencontres, non avec les personnes mais avec les œuvres au départ desquelles le travail du philosophe lui permet de sortir de la philosophie, tout en y restant.
Comment s'en sortir sans sortir, aurait-il pu dire en citant Ghérasim Luca, un poète qu'il admirait. Rester dans la philosophie tout en en sortant, sortir de la philosophie par la philosophie redéploie autrement le motif de la déterritorialisation. Ce qui se dit aussi est qu'il n'y a pas de pensée sans dehors la remettant en question, aux aguets des rencontres qui sont pour elles autant d'événements.
Un exemple est donné, récent : son travail sur Leibniz. Le concept de pli qu'il en a dégagé fait sa joie quand il suscite moins les lettres élogieuses des intellectuels, que le courrier de ceux qui s'y sont reconnus concrètement : les amateurs de surf (la vague est un pli mobile de la nature) et d'origami (la feuille de papier est le plan d'immanence des plis, replis et déplis à l'infini). Il s'en amuse même en retrouvant à notre grand étonnement Platon qui, en proposant une définition du politique comme le pasteur des âmes, a provoqué la rivalité des bergers et des bouchers pour dire « le gardien des âmes, c'est moi ». Rencontre avec Leibniz, avec les surfeurs et les origamistes.
Les intellectuels sont des frotteurs familiers et familiaux, des experts, des aboyeurs professionnels, bien incapables de susciter l'idée après laquelle courent de grands artistes, ainsi en cinéma Joseph Losey et Vincente Minnelli, qui sont en réalité poursuivis par elle. Le théâtre intéresse moins Deleuze, sa discipline est par trop contraignante, à l'exception des créations de Bob Wilson et Carmelo Bene. Et quand Claire Parnet lui parle d'Eddy Murphy, dont Deleuze n'a jamais entendu parler, elle sait aussi qu'il est l'amateur d'un autre comique autrement moins estimé, l'anglais Benny Hill. L'évocation d'un film russe censuré, La Commissaire d'Alexandre Askoldov, tourné en 1967 mais seulement visible en 1988, est aussi l'occasion de dire comment un auteur isolé, et replié sur l'héritage soviétique des années 20, n'aura pu faire les rencontres l'arrachant au gel de l'esthétique.
Enfin, Deleuze fait remarquer qu'il y a sur le plan culturel des périodes grasses, et d'autres maigres. Contrairement à la Libération et Mai 68, la période actuelle (alors la fin des années 80) est qualifiée comme pauvre, autrement dit peu favorable aux rencontres et aux idées. Ce qui la caractérise est déjà le mélange d'insolence, d'impudence et de méchanceté de ses gardiens. Les dits « nouveaux philosophes » sont très lapidairement évoqués, mais vite révoqués, on imagine comme symptômes si caricaturaux de tout ce qu'il y a de honteux et d'exécrable dans la figure nulle de l'intellectuel.
Surtout, la crise frappant la culture, et qui n'a plus cessé depuis de s'aggraver, aurait trois déterminants : le journaliste auteur de livres dénués de tout souci littéraire (alors que de grands écrivains ont été journalistes, ainsi Mallarmé) ; la littérature réduite à l'infamie des petites affaires personnelles (une privatisation dont l'autofiction est l'un des symptômes actuels) ; un changement de marché (comme à la télévision où les téléspectateurs comptent si peu face au seul bénéfice des annonceurs et publicitaires). La critique littéraire est ainsi de plus en plus écrasée par la promotion commerciale avec laquelle elle aura fini par se confondre. Les prodromes socio-économiques de l'analyse des modifications morphogénétiques du paysage culturel débouchent sur une pointe, cependant moins pleine de venin que d'amertume. Traverser un désert culturel est moins douloureux que de naître ou de grandir avec. Parce qu'alors, on est moins sensible à ce qui a disparu, ou déjà en train de disparaître. Le nouveau ne manque jamais quand, en effet, on n'y a jamais été confronté.
On pourrait alors trouver un certain réconfort dans une image nietzschéenne : quelque lance une flèche, elle tombe, un autre la ramassera pour la relancer à son tour, ailleurs ou plus loin. Mais le réconfort du penseur vitaliste n'oublie pas de faire entendre sa plainte : « Malheur aux pauvres ».
La littérature peut manquer comme le peuple manque quand elle ne lui est plus destinée, ainsi la littérature russe hier. On ajouterait bien aujourd'hui la française. Et le cinéma la suivrait de près.
D comme désir : N'interprétez jamais, expérimentez
Il existe un malentendu, grand ou petit, qui enveloppe le concept axial de désir, dont a été l'objet le premier volet de Capitalisme et schizophrénie : L'Anti-Œdipe (1972). Beaucoup y ont en effet perçu un appel post-soixante-huitard à l'hédonisme et la permissivité dont l'université de Vincennes aurait été le théâtre, sinon le barnum. Au vieux cliché qui aurait encore la peau dure, Deleuze oppose qu'un concept n'est pas une chose intellectuelle ou abstraite, mais une création aussi simple qu'elle est concrète en trouvant ses déterminations – ce point est décisif – à l'extérieur de la philosophie.
À la suite de la psychanalyse, on a en effet l'habitude de poser que le désir, par nature vagabond, se fixe sur un objet, l'objet du désir selon Lacan, jamais nommé alors qu'il était le grand adversaire à l'époque de l'écriture de L'Anti-Œdipe avec Félix Guattari issu de la psychothérapie institutionnelle (avec Jean Oury) et de la psychanalyse. Or, on ne désire jamais un objet, mais un ensemble. Proust l'a bien compris en montrant qu'une femme est désirable à seulement être accompagnée du paysage qui l'enveloppe, et que pressent confusément l'homme qui la désire. Un autre exemple proposé paraît plus convenu : une femme aime une robe, mais c'est pour aussitôt montrer que la robe désirée trouve à s'agencer en fonction des milieux et des gens avec lesquels elle trouve son agencement. Pour le rapport à l'alcool, c'est idem : on boit seul ou avec des copains, chez soi ou dans un bar, etc.
Parce que le désir coule dans un ensemble, autrement dit une série de multiplicités, il engage à construire depuis elles ses agencements propres. La perspective est celle d'un constructivisme que l'écriture à quatre mains a pratiquement vérifiée. Parce qu'il coule, le désir peut se faire ruisseau ou éclair, c'est l'événement d'une différence de potentiel activant la machine qu'on lui aura construite.
Le constructivisme met ainsi en défaut le psychanalyste, qui renouvelle la figure du prêtre, en désactivant la plainte lui étant habituelle : la malédiction de la castration, reprise du péché originel.
Deleuze distingue trois premiers points, avant de dégager quatre composantes du désir. D'abord, l'inconscient n'est pas un théâtre bourgeois sur la scène duquel s'agitent indéfiniment Œdipe ou Hamlet, mais une usine avec ses rapports de montage et ses chaînes de production. Ensuite, la dimension de délire du désir n'a rien à voir avec le familialisme freudien et le couple du papa-maman, mais avec le monde entier, ses peuples et ses tribus, ses déserts et ses meutes, ses classes et ses races, tout un délire excédant l'Histoire pour la déplacer du côté de la géographie. Enfin, contre la réduction à un seul facteur du champ psychanalytique, Deleuze-Guattari valorisent la multiplicité. Pas un os, mais un ossuaire comme Jung devant Freud qui ne le comprenait pas. Pas un cheval battu qui traumatise le petit Hans, mais la brutalité moderne des rapports de l'animal et de l'humain.
Les quatre composantes peuvent dès lors être enfin fixées : le désir requiert pour se construire et s'agencer des états de choses (des objets dans toute leur variété possible), des énoncés (qui sont l'expression de styles d'énonciation dont l'apparition est historique), des territoires (des espaces qui lui sont privilégiés) et des processus de déterritorialisation (des vecteurs de sortie). Désirer, c'est par conséquent trouver le lieu de son désir, le lieu au sens de son milieu, ainsi que son vecteur de sortie.
Le désir est multiplicité, l'inconscient une usine et le délire est cosmique, délire-monde et machines.
N'interprétez jamais, dit Deleuze de façon étonnamment anti-nietzschéenne. Expérimentez plutôt, construisez vos arrangements, machinez vos agencements. Le désir est l'aiguillon d'une disposition expérimentale et constructiviste à couper-monter les flux du désir qui, jamais, ne cesse de couler.
Le modèle nouveau de la schizo-analyse aura fait vaciller le socle institutionnel de la psychanalyse ; pourtant, on retient encore les délires étudiants de Vincennes qui auraient rabattu le désir sur la fête et le spontanéisme. Claire Parnet en sourit, mais Deleuze se refuse à entrer sur ce terrain. Son visage alors s'assombrit, son honneur mis en jeu. Ne pas donner tort au drogué s'ajointe alors à l'effort, soutenu et douloureux, de l'empêcher de basculer de l'autre côté de sa fêlure en tournant loque.
La terreur passe dans les yeux fatigués de Deleuze, celle du jeune réduit à l'état de créature d'hôpital. Si la rénovation révolutionnaire du concept de désir a un sens, c'est de prévenir aussi ce genre de pente-là, un devenir du désir dont l'aiguillon est ce que Freud appelait la pulsion de mort.
E comme Enfance : Le bruit du temps
Deleuze dit très vite que la mémoire appelle moins le passé qu'elle la repousse en vérité. La phrase est énigmatique. L'égrenage des anecdotes de l'enfance ne l'éclairera qu'à retardement, sur sa pointe.
Le philosophe est né dans une famille bourgeoise conservatrice du 17ème arrondissement de Paris. Résider comme lui en bas du même arrondissement, pas loin alors de la Place de Clichy, pourrait être considéré comme une régression sociale depuis l'optique d'origines sociales marquées par une série de traumatismes, la crise financière de 1929, le Front Populaire de 1936, la défaite de la France face à l'Allemagne en 1940 et les exactions de la guerre. L'antisémitisme et le mépris de classe côtoient les soucis d'argent d'un père ingénieur dont l'usine qui produisait des aéronefs a servi au temps de l'occupation allemande à fabriquer des canots pneumatiques. Ces difficultés ont cependant sauvé le jeune Gilles du collège de jésuites où il était initialement prévu de l'envoyer. Un silence aussi, celui d'un frère aîné mort en déportation à Buchenwald, et à qui ses parents ont voué en culte en reléguant son cadet, né trois ans après, dans l'ombre du héros et martyr de la Résistance.
Pendant la « drôle de guerre », le garçon est envoyé à Deauville dans un hôtel converti en lycée. Il y fait alors la connaissance d'un professeur au physique particulier, l'œil cyclopéen et le cheveu frisé, Pierre Halbwachs, le fils du sociologue Maurice Halbwachs, qui l'éveille alors à la littérature, Baudelaire, Gide et Anatole France. Leur amitié a fait jaser, Deleuze y repense en s'en amusant. Il se souvient également du trauma pour la bourgeoisie d'alors représentée par les conquis sociaux du Front Populaire qui ont notamment permis à des prolétaires d'aller à la plage et découvrir la mer. Il repense soudain à une petite gamine du Limousin qui a vu la mer pour la première fois, fascinée par sa découverte au point de passer de longues heures assise dans le sable, immobile et étourdie.
De retour à Paris, le jeune Gilles intègre le lycée Carnot, remarque un professeur au regard perdu et mélancolique, c'est Maurice Merleau-Ponty, et fait la connaissance d'un autre professeur dont la rencontre sera décisive. C'est avec Monsieur Vial que Deleuze découvre la philosophie et l'événement est aussi fort que la mer pour la jeune fille originaire du Limousin. C'est décidé, l'élève médiocre qu'il était sera philosophe ou rien. Il entonne alors sa ritournelle : les concepts dont il fait alors la découverte sont aussi vivants que des personnages de roman, aussi passionnants à suivre dans leurs aventures que ceux de Balzac et de Proust. La guerre s'écrit aussi depuis d'autres blessures, avec l'exécution de Guy Môquet en 1941 qui était son camarade de classe et l'annonce du massacre d'Ouradour-sur-Glane en 1944 dont il conserve encore la mémoire douloureuse et vive.
Deleuze le redit : écrire ne vaut vraiment pas la peine si l'écriture est captive de sa petite affaire impersonnelle. Si l'on écrit, c'est pour s'inscrire dans un devenir, mais lequel ? Sûrement pas un écrivain intéressé à se vautrer dans son affaire privée, comme à valoriser son existence à l'aide d'archives. Aujourd'hui, ces écrivains-là pullulent et Deleuze a encore plus raison de les brocarder. Si l'on écrit, assure-t-il, c'est pour devenir, seulement devenir, autrement dit s'ouvrir à une vie plus grande que soi, la vie impersonnelle qui vaut la peine d'y sacrifier sa toute petite affaire personnelle.
On a enfin l'occasion de pouvoir l'énoncer : s'il ne la nomme en l'espèce jamais, Deleuze semble cependant avoir été très probablement influencé sur ce point par Simone Weil qui distinguait en effet le monde profane de l'erreur propre à la personne, et le monde sacré des vérités universelles et des biens impersonnels. La faute est toujours personnelle ; la grâce, elle, toujours impersonnelle. C'est ainsi que Giorgio Agamben, qui a consacré sa thèse à la pensée hétérodoxe de Simone Weil, a retrouvé Deleuze (et Foucault) sur la voie d'une philosophie qui se refuse à l'hypostase du sujet, pour lui préférer l'archéologie des pouvoirs et des subjectivations, des paradigmes et des dispositifs.
Deleuze se met alors à lire un passage sublime du Bruit du temps (1925), le texte le plus autobiographique du poète russe Ossip Mandelstam. Dans celui-ci, l'écrivain qui s'oppose aux grandes épopées familiales de Tolstoï remarque que sa mémoire est non d'amour mais d'hostilité pour le passé ; elle travaille non à le reproduire mais à l'écarter. Ce qui fait selon lui une biographie, ce n'est pas une somme d'anecdotes personnelles, mais tous les livres que l'on aura lus dans sa vie.
L'ouverture énigmatique de cet épisode sur la mémoire, qui appelle moins le passé qu'elle le repousse, trouve alors à s'éclaircir et c'est un événement, bouleversant. Entre le siècle et moi, continue à dire Deleuze en lisant Mandelstam avec ce style qu'il appréciait tant, le style indirect libre, un abîme se remplit du temps qui bruit et que son écume blanchit. Dans ce bruissement d'écume du siècle, il y a le bégaiement de notre naissance propre à faire la langue d'un écrivain.
On a toute une vie pour apprendre moins à parler qu'à balbutier, toute une vie à faire sa propre langue, toute une vie à se soutenir du désir d'écrire pour en témoigner en bégayant dans la langue afin de la faire balbutier. Écrire pour la vie et au nom de son devenir, sinon c'est la dégoûtation.
Écrire, c'est une manière de devenir, non pas pour raconter son enfance mais écrire son devenir-enfant qui, comme chez Proust, rejoint l'enfance du monde. Claire Parnet lui objecte alors pour rire l'exemple d'Enfance de Nathalie Sarraute. Deleuze saute sur la belle occasion pour affiner la pointe de son idée : on n'écrit pas pour devenir écrivain ou se faire le mémorialiste de son existence ; on n'écrit pas pour dire l'enfant qu'on a été, on écrit seulement pour dire que cet enfant-là a été un enfant quelconque. Un enfant est battu, un autre est le témoin d'un cheval que l'on bat : de Dostoïevski à Nietzsche en passant par Freud, se dit la littérature à l'endroit de la vie impersonnelle.
C'est la puissance propre de l'article indéfini : un enfant, un devenir-enfant. Alors on peut voir ce qui est plus grand et plus digne que soi. Et l'écrire en sacrifiant sa personne à l'impersonnelle : « Je n'ai pas envie de parler de moi, mais d'épier les pas du siècle, le bruit et la germination du temps ».
F comme Fidélité : Le charme de l'ami dont je me méfie
La fidélité se conjugue avec l'amitié, Jean-Pierre Bamberger et Félix Guattari, Jérôme Lindon et Jean-Paul Manganaro, Michel Foucault et François Châtelet. Chaque ami en redéploie les puissances, en figure les charmantes singularités. Au bout, il y a le plus profond qui est le mystère.
Pourquoi devient-on l'ami de quelqu'un ? « Qu'est-ce que ça veut dire, tout ça ? » selon la belle formule interrogative deleuzienne. C'est déjà une affaire de perception : la perception de quelque chose de commun, pas la communauté des idées. L'amitié est perception et en cela tient du mystère. On se comprend sans avoir besoin de s'expliquer. Un pré-langage commun, fond indéterminé ou pré-individuel aurait dit Gilbert Simondon avec qui Deleuze entretient de si fécondes proximités.
Dans l'amitié qui est un milieu vivant et plus que seulement interpersonnel, on est apte à saisir un certain type de charme propre à l'ami : un geste, des mots, une pensée, une pudeur dont les racines sont profondes en s'enfonçant dans la vie. Le charme des gens tient à leur folie, non pas quand ils s'écroulent mais quand ils perdent un peu les pédales. Les phrases insignifiantes de l'ami ont alors un tel charme, on y déchiffre les signes qui nous conviennent, ceux qui ouvrent et qui révèlent.
Une émission de signes ne va pas sans leur réception amie. Les signes émis sont alors des points de démence, des grains de folie, tous les événements que, seul, l'ami peut percevoir en les recevant.
L'amitié est aussi comique en ayant ses types et ses duos : flaubertienne avec Bouvard et Pécuchet (c'est l'amitié avec Félix Guattari), burlesque avec Laurel et Hardy (un autre comique étasunien qui leur était contemporain, W.C. Fields, était déjà cité en ouvrant la lettre A comme animal), beckettienne avec Mercier et Camier (c'est l'amitié indéfectible avec Jean-Pierre Bamberger). Avec Maurice Blanchot et Dionys Mascolo (et cet autre couple que formait Mascolo avec Robert Antelme), l'amitié devient une catégorie de pensée, la condition pour l'exercice même de la pensée. L'amitié prend alors la valeur d'un quasi-transcendantal. Dans la perspective de Marcel Proust pour qui la littérature est la sensibilité aux aguets des signes émis d'un socius, l'amitié ne fait pas penser, à la différence de l'amour jaloux. Quant à Michel Foucault, il aura peut-être été le plus mystérieux des amis, l'ami le plus distant en même temps que son charme opérait puissamment, net, tranchant.
Foucault n'était pas une personne. Quand il entrait dans une pièce, l'atmosphère changeait. L'ami est émanation, rayonnement. Charme et mystère. Ses gestes étaient étonnants, de métal et de bois sec.
L'entame de Qu'est-ce que la philosophie ? (1991) ici balbutie : le philosophe est l'ami du concept.
Le philosophe n'est pas un sage comme les Égyptiens, mais seulement (et c'est déjà pas mal) l'ami de la sagesse : voilà, plus que le miracle, la vraie invention grecque. Prétendre à la sagesse sans être un sage est ce à quoi se voue le philosophe, à quoi tend tout son désir. Quand il y a plusieurs prétendants, c'est la rivalité des prétendants selon Pénélope ou Platon (cité à l'occasion de la lettre C comme Culture quand le concept de pli était évoqué à la lumière des surfeurs et des origamistes).
La condition de la philosophie, c'est donc non seulement l'amitié pour la sagesse, c'est encore la rivalité des hommes libres, leur éloquence citoyenne et toutes les procédures inventées pour en vérifier publiquement la pertinence. Il est vrai que les amis le sont en se faisant également d'incessants procès. L'ami, le vrai inspire à son ami une méfiance qui en vérifie le grand comique.
Entre chien et loup, l'heure est à la méfiance même de l'ami, c'est en cela qu'il est drôle et charmant.
Pour finir, Deleuze insiste sur le mystère des fiançailles rompues, ainsi Kierkegaard et Régine, il pense sûrement encore à Kafka. Comme le verre d'alcool, le premier amour est aussi le dernier. L'autre mystère revient aux amis de la philosophie que, mieux qu'une communauté d'idées, un charme vivifiant réunit. Ces deux mystères-là entretiennent des rapports profonds avec la pensée.
G comme Gauche : Tous minoritaires, tous révolutionnaires
Si la plupart des amis de Deleuze sont passés par le PCF, cela n'a jamais été son cas. Il admet volontiers sa timidité, et le fait qu'il n'a jamais aimé les réunions où l'on parle interminablement. L'appel de Stockholm de 1950 initié contre l'armement nucléaire, d'inspiration communiste et bien oublié aujourd'hui, exigeait du temps pour le diffuser et le faire signer alors qu'il aurait pu servir aux intellectuels dont les travaux auraient été meilleurs pour le parti. Les controverses sur le stalinisme ne l'ont jamais intéressé, pas davantage que leur ripolin par les « nouveaux philosophes » ainsi que le révisionnisme militant de François Furet à propos de la Révolution française et du communisme.
Les révolutions tournent mal répète-ton à l'envi, ad nauseam. Dire cela, c'est réinventer l'eau tiède. Les révolutions échouent, Russie, Algérie. Mais déjà les Anglais qui ont tué leur roi en ayant Cromwell (le romantisme anglais est une méditation sur l'échec de la révolution). Les Américains ont raté leur révolution, eux aussi. Ils disaient qu'ils allaient dépasser les vieilles nations en inventant un peuple universel, avant Marx et son idée du prolétaire qui allait rédimer les vieilles classes. L'Amérique de Jefferson, Thoreau et Melville annonçait l'humanité nouvelle et ils n'ont pas moins foiré que les autres ; comme la française a donné Napoléon, l'américaine a donné Reagan.
Rater, rater encore, rater mieux aurait pu dire alors le philosophe en citant Cap au pire de Beckett.
Les révolutions tournent mal, on n'a jamais cessé de le vérifier, ce qui n'a jamais empêché des devenirs-révolutionnaires, Afrique du sud et Palestine. La révolution ne s'y confond pas. Face à l'oppression et la tyrannie, il n'y a pas d'autre chose à faire. C'est la vieille confusion de l'Histoire et du devenir qui, lui, est transversal aux questions du passé et de l'avenir, deux langues différentes.
Sur la question des Droits de l'Homme, il y a encore tellement de confusion, la pensée y est si faible, tellement abstraite, en cela odieuse. Comme pour le désir, qui ne désigne pas un objet mais les multiplicités d'une situation où travailler à travers des agencements. L'exemple de l'Arménie et des Azéris massacrés par la Turquie, auquel s'ajoute un tremblement de terre digne de Sade conduit à l'organisation d'un territoire, pas à l'application d'une loi générale. Pas une question de justice mais de jurisprudence, autrement dit des cas qui, parfois abominables, sont toujours spécifiques.
La grande invention du droit consisterait en effet en la jurisprudence où, pour chaque cas particulier, une réponse particulière doit être trouvée. L'exemple des taxis où l'on pouvait fumer est éclairant. Au début, le client du taxi est considéré comme un locataire qui peut fumer chez lui, son droit d'usage et d'abus est reconnu. Puisque le taxi est alors assimilé à un appartement roulant, le client peut donc y fumer, c'est son droit. Dix ans plus tard, on peut fumer dans les taxis. Qu'est-ce qui a changé ? C'est parce que les taxis ne sont plus assimilés à un appartement, mais à un service public.
Si Deleuze n'avait pas fait de la philosophie, il aurait fait, dit-il, de la jurisprudence, pratiqué du droit jurisprudentiel. Il y voit la vie dans toutes ses multiplicités, ses cas concrets et particuliers.
Le fétichisme des Droits de l'Homme est un reniement de Mai 68, l'idéologie de rechange des années 80. L'événement de Mai a été une bouffée de réel à l'état pur, l'intrusion des gens et leurs agencements nouveaux. Un devenir-révolutionnaire sans avenir de révolution. Devenir-femme des hommes, devenir-homme des femmes, devenir-enfants. Les rapports du communisme et du capitalisme ne sont, eux, malheureusement pas discutés. Le marxisme est évoqué par Claire Parnet mais Deleuze décide de ne pas en emprunter le chemin. Alors, qu'est-ce donc qu'être de gauche ?
Être de gauche, c'est d'abord poser que ce n'est pas une question de gouvernement ; la seule espérance est qu'un gouvernement soit favorable à certaines exigences de gauche. La gauche n'est pas une affaire de gouvernement, mais de perception. Ne pas être de droite, c'est partir de soi puis ses territoires, son quartier, sa ville, sa région, son pays, son continent – du plus près puis, par cercles extensifs, au plus loin. Être de gauche c'est le contraire, à la manière japonaise, en percevant le pourtour et l'horizon, d'abord le lointain, le monde, puis en revenant dans sa rue et son chez soi.
Être de gauche, c'est voir que les problèmes du lointain sont plus proches de soi que ceux du quartier. C'est aussi devenir-minoritaire, c'est encore devenir-révolutionnaire. La majorité, ce n'est pas la plus grande quantité, mais la supposition d'un étalon : mâle, adulte, bourgeois, blanc, citadin. L'étalon est vide, c'est pourquoi beaucoup voudraient s'y reconnaître. La majorité, c'est personne.
La gauche pose à l'inverse que la minorité, c'est tout le monde et c'est là où passent les devenirs, révolutionnaires et minoritaires. Dès qu'il y a une majorité, il y a un pouvoir répressif qui s'organise, on le voit aujourd'hui avec le néo-fascisme. Dire que nous sommes toutes et tous minoritaires, c'est accéder à une nouvelle forme de majorité, post-kantienne : la majorité de ceux qui désirent en finir politiquement avec l'idée même de majorité. Sapere aude ! : l'audace nouvelle de se percevoir minoritaire, l'audace révolutionnaire d'un devenir diagonal, transversal à l'échec des révolutions.
H comme Histoire de la philosophie : Créer des concepts, poser des problèmes
On dit que la philosophie est abstraite, qu'elle est l'affaire exclusive des experts et des spécialistes. Dire cela et s'en satisfaire, c'est alors réduire les forces vitales de la philosophie en la rabattant sur l'énonciation d'idées abstraites s'ajoutant en couches à des idées abstraites – abstractions au carré.
Pour comprendre à quel point la philosophie est une activité concrète, Deleuze évoque la peinture. Un peintre est invoqué en particulier, c'est Van Gogh, qui dans sa correspondance se posait dans son domaine propre la question de savoir quels étaient les problèmes spécifiques du portrait et du paysage. Deleuze reconnaît qu'une grande ligne de sa philosophie consiste en une série de portraits philosophiques, Hume, Nietzsche et Spinoza, Bergson, Kant et Leibniz, jusqu'à ses contemporains François Châtelet et Michel Foucault. Le portrait philosophique est spirituel et médiumnique. Faire de la philosophie, s'aventurer dans ses parages et ses régions auront eu pour condition les portraits nécessaires à en cartographier les paysages. On ne construit pas sa philosophie sans lire et relire les philosophes et on leur reconnaît après coup qu'ils auront été pour soi-même des précurseurs, comme on n'écrit pas, comme on n'écrit rien sans se confronter à la littérature de ses prédécesseurs.
Deleuze en repasse à nouveau par la comparaison avec la peinture. Gauguin rejoint alors Van Gogh à partir de la couleur qui se pose moins en interrogation qu'elle apparaît en problème. Leur peur était si grande en effet devant la couleur, une peur panique que l'on oublierait presque tant ces peintres sont d'immenses coloristes. Aborder les rivages de la couleur ne se sera pas en effet accompli sans crainte ni tremblement, avec une lente impatience dont les débuts ont été significativement marqués par des couleurs terreuses, des « couleurs patate » dit-il. Il en fallait du temps, une longue rumination, tant de précautions devant la couleur dont l'abordage est une folie.
On ne fait pas de la philosophie autrement. Comme le peintre devant la couleur, le philosophe est précautionneux quand il se confronte à l'exigence de création d'un concept. Le concept est la couleur du philosophe, c'est pourquoi la pratique réitérée du portrait philosophique y aura aidé en ne se suffisant pas seulement d'une vocation préparatoire. La modestie est ainsi requise avant de se frotter à l'exigence vitale du concept et du problème qui lui est lié et qu'il éclaire en s'y rapportant.
Un philosophe ne contemple ni ne réfléchit, c'est un travailleur du concept, un artisan laborieux, un artiste qui crée des concepts qu'il n'admire pas dans le ciel pur des idées, telles des étoiles brillantes.
Deleuze prend alors un exemple philosophique classique : l'idée platonicienne. Platon ne l'a pas trouvé dans l'éther des êtres incorporels, il en a fabriqué très concrètement le concept. Une première définition poserait déjà que l'Idée avec sa grande majuscule désignerait toute chose qui ne serait que ce qu'elle est, sans jamais être autre chose qu'elle-même. Ainsi, une mère qui ne serait que mère et pas également fille et épouse. Ainsi la justice, qui est seule à être juste, etc. La pureté de l'entité la définit ainsi comme Idée, c'est-à-dire non entachée de tout ce qui la ferait différente à elle-même.
S'il ne le dit pas, on sait cependant que Deleuze n'est pas un philosophe platonicien. Il reconnaît toutefois à Platon qu'il est un vrai philosophe parce que les concepts qu'il a créés ont répondu à des problèmes auxquels ils sont associés. Il revient alors à ce qu'il avait déjà introduit à l'occasion de la lettre C comme Culture : la rivalité des prétendants qui se proposent pour personnifier la définition du politique par Platon, à savoir le berger des âmes. Comment choisir entre les prétendants ? Comment discerner en trouvant parmi eux le bon ? Grâce au critérium de l'idée justement, il est possible désormais de choisir celui d'entre les rivaux qui prétendent à s'en approcher au plus près.
Avec le concept va son problème ; alors la philosophie est concrète, passionnante comme un roman.
Le monde de Platon, qui l'était déjà pour Homère avec les rivaux d'Ulysse en autant de prétendants pour Pénélope dans l'Odyssée, est traversé par la grande rivalité des prétendants caractéristique de la cité athénienne et démocratique, avec ses magistratures et ses fonctionnaires, ses procès et ses procédures, ses jeux olympiques et sa gymnastique. La lutte des philosophes contre les sophistes y a trouvé son champ d'affrontement privilégié depuis l'indexation logique du langage et de l'idée.
À la création d'un concept est par conséquent appariée la constitution d'une question, mieux d'un problème. S'il n'y a que des interrogations et aucun problème, le philosophe émet seulement des banalités, relayant les opinions indiquant qu'il est en vérité moins un philosophe qu'un sophiste. À la lettre, un philosophe pose donc problème et il y répond dans la création spécifique d'un concept.
Après Platon, succède un autre exemple, celui de Leibniz, sur qui Deleuze vient tout juste de réaliser un portrait philosophique, et dont l'un des concepts est celui de monade. Une monade est définie ainsi, comme une unité subjective exprimant la totalité du monde, mais le plus clairement dans l'une de ses régions, dans un seul de ses départements. Pour éclairer le problème philosophique de la monade, on peut l'aborder par un autre rivage, celui du pli. Tout dans la monade n'existe que plié. Pas de dépli total, seulement des plis de plis, les replis de l'âme à l'époque du baroquisme.
La philosophie s'obscurcit tant quand la publicité emploie sans vergogne le terme de concept ou bien, tout à l'opposé, moins comique que sérieux et pessimiste, quand des philosophes eux-mêmes parlent depuis l'horizon de la mort supposée de la philosophie. Deleuze y est absolument indifférent parce qu'avec la philosophie, on travaille depuis le devenir même de la pensée et, avec lui, les problèmes ne cessent pas d'être reposés à nouveaux frais dans la création continuée des concepts.
Par exemple, la philosophie au 17ème siècle se pose comme problème spécifique celui d'empêcher l'erreur. Au siècle suivant, qui est celui des Lumières, corriger l'erreur laisse place désormais à la dénonciation des illusions. Au 19ème siècle, le nouveau problème affronté est celui de la bêtise, en littérature par Flaubert et en philosophie par Nietzsche. Ce ne sont pas les mêmes problèmes soulevés et, par conséquent, ils n'appellent pas les mêmes créations conceptuelles. Pour sa part, Deleuze pose que le problème de la philosophie n'est pas de savoir discerner entre le faux et le vrai, en cela il a toujours été anti-platonicien, mais d'en privilégier le sens qui, seul, en fait l'événement.
Avec le devenir de la pensée, qui ne coïncide pas nécessairement avec l'histoire de ses contextes sociaux et culturels, c'est une histoire secrète de la philosophie qui se raconte et dont la part la plus cachée reviendrait peut-être à des philosophes tels Nietzsche et Spinoza. En récusant avec courage, et même folie, la transcendance et les universaux, ces deux philosophes auront ouvert un champ d'immanence que le sens, qui n'en a aucun par lui-même (le non-sens en est la condition), traverse pour en évaluer les effets, qui sont de nouvelles possibilités pour la vie comme pour la pensée.
I comme Idée : Voyants et lanceurs d'affects
Si les concepts sont des idées, toutes les idées ne sont pas forcément des concepts. Cela veut dire que la philosophie n'est pas la seule activité à découvrir des idées, que l'on découvre moins dans le ciel étoilé qu'on les fabrique dans son atelier. Toutes les activités créatrices le sont d'idées répondant à leur spécificité et la philosophie n'est pas la seule discipline permettant d'en inventer, d'en créer.
Créer, avoir une idée. Mais l'idée est rare et quand elle est trouvée, en vérité créée, c'est une fête. Elle peut malgré tout tourner à l'obsession et son absence est le corrélat du ratage de son expression.
Qu'est-ce qu'une idée, autrement que l'Idée platonicienne ? Prenons le cinéma de Vincente Minnelli. On dira déjà que, dans ses films, les personnages rêvent. À quoi ? en serait la question mais on n'irait pas loin. Mieux, Minnelli pose un nouveau problème comme personne en cinéma ne l'aurait posé avant lui : que veut dire que d'être pris dans le rêve d'un autre ? Que signifie le fait d'être le prisonnier du rêve d'une jeune fille (La Pirate en 1948) ou du grand cauchemar de la guerre (Les Quatre Cavaliers de l'Apocalypse en 1962) ? Quand on pense que Bertrand Bonello a tenté avec Coma (2022) de contredire cet énoncé deleuzien du cinéma minnellien en ne voyant rien du fait qu'il est lui-même totalement captif du rêve des autres, rêves des festivals, des commissions et des gazettes critiques, happé par la jeune fille en lui qui le tient reclus dans sa chambre d'adolescent ?
Deleuze propose de distinguer trois dimensions de l'idée : une dimension conceptuelle propre à l'activité créatrice de la philosophie ; une autre dimension, celle du percept, valable pour les créations artistiques, roman, peinture, cinéma, musique ; et puis des affects qui nomment des devenirs que provoquent concepts et percepts, en débordant celui qui en est traversé en excédant ses forces. Qu'est-ce qu'un percept, alors ? C'est, dit Deleuze qui en a introduit le concept, un ensemble de perceptions et de sensations, un complexe subsistant à celui qui l'éprouve en accédant à son autonomie, son indépendance. C'est la description de la chaleur de la steppe donnée par les grands écrivains russes, Tolstoï et Tchekhov ; c'est la rue décrite par Thomas Wolfe ou un autre romancier étasunien tant admiré, Faulkner. Ce que de tels écrivains ont réussi à faire, c'est offrir à un complexe de perceptions-sensations une durée propre, sinon une éternité, déliée de toute idée de sujet.
Cézanne en aurait presque approché la définition quand il disait vouloir rendre l'impressionnisme durable en lui inventant de nouvelles méthodes. Comme le concept fend le crâne (avec Nietzsche), le percept tord les nerfs (avec Manet). La philosophie du sujet y perd toute transcendance, au nom de l'immanence déchirée par des forces impersonnelles et le devenir spiral qu'elles emportent.
Concept (philosophique) et percept (artistique) produisent ainsi l'affect, cette force qui nous dépasse en revenant au devenir qui est la vie même et qui n'est pas loin, alors, de retrouver par d'autres moyens le concept de sublime kantien. Les créateurs, philosophes et artistes, font voir : ils sont des voyants, des lanceurs d'affects. À la musique revient le privilège de servir de paradigme dans la création des percepts ; ainsi, faire voir des couleurs ou des paysages qui n'existent pas. En ce sens aussi, Nietzsche et Spinoza sont des musiciens du concept, les auteurs d'une musique philosophique aussi joyeuse que le rire de Kafka ou Beckett, voire celui de Benny Hill. Autrement, c'est l'ennui.
Deleuze dit alors vouloir travailler à un grand chantier dédié aux résonances multiples et transversales entre concepts, percepts et affects. Qu'est-ce que la philosophie ? (1991) coécrit avec Félix Guattari, leur dernier livre commun, en poserait les jalons, tout en ajoutant aux différences du concept et du percept la fonction, qui est le propre à l'activité scientifique. Malheureusement, la mort laisse à rêver à quoi aurait bien pu ressembler ce laboratoire de résonances expérimental.
J comme Joie : Ne me plaignez pas, je m'en charge
La joie, Spinoza en a dégagé un puissant concept. Ses textes sont si chargés d'affects, qui passent au crible la joie des passions tristes qui l'anéantissent. La joie, dit Deleuze, nomme tout ce qui remplit une puissance, tout ce qui lui donne les moyens de son effectuation. Pour un peintre par exemple, c'est entrer dans la couleur – pour le dire autrement avec Nietzsche, faire la conquête de la couleur.
Contrairement à la joie, la tristesse dit tout ce qui sépare d'une puissance dont on se croit à tort ou à raison capable. Si la joie va donc à l'effectuation d'une puissance, la tristesse est l'effet d'un pouvoir qui s'abat sur un corps, ainsi le pouvoir des juges et des prêtres, le pouvoir des tyrans et des psychanalystes. Le pouvoir qualifie dès lors le plus bas degré de puissance en tant qu'il empêche de faire ce que l'on peut, en tant qu'il sépare d'une puissance, qu'il contrarie son effectuation.
La puissance n'est jamais mauvaise et le pouvoir, toujours méchant en séparant de ce que l'on peut.
Claire Parnet avait évoqué la réputation d'antisémite de Nietzsche, Deleuze alors en profite pour lui faire un sort en faisant retour sur l'une des grandes inventions dont Nietzsche crédite le peuple juif, à savoir la figure du prêtre. Le reproche nietzschéen est toutefois inséparable d'une immense admiration devant cette création prodigieuse qui a définitivement changé la face du monde en ayant été prolongé par les chrétiens. Le prêtre devient ainsi un personnage philosophique à part entière qu'il faut distinguer du sorcier et du scribe. Le pouvoir sacerdotal transforme en effet le pouvoir pastoral dont le concept a tant mobilisé les dernières années de Michel Foucault ; c'est une autre ligne qui exprime un devenir de la pensée, autant que la part secrète ou cachée de la philosophie.
Ce que le prêtre invente, c'est l'idée terrible que nous sommes tous endettés, Nietzsche le dit bien avant les ethnologues, tandis que Spinoza en esquisse l'idée dans son Traité théologico-politique. Le pouvoir sacerdotal est une fabrique du sujet endetté. Avant l'invention du prêtre juif, les tribus échangent des blocs de dettes finies et si la dette est première avant tout échange, la dette n'en est pas moins finie. Avec l'apparition du prêtre juif, la dette contractée envers le Dieu unique est infinie en l'étant plus encore avec l'invention chrétienne du péché originel et de la mort du Christ en croix.
Le prêtre qui figure le pouvoir sacerdotal est l'homme des passions tristes, avec la dette infinie qui écrase la vie. Tout pouvoir est triste quand, avec la dette et son prêtre, il est un obstacle empêchant de faire ce que l'on pourrait, séparant de la joie d'effectuer une puissance. Quand soudain, débarque un typhon. L'exemple intempestif de la catastrophe naturelle introduit l'idée qu'elle se réjouit d'être, aussi impersonnelle soit-elle : précisément d'être ce qu'elle est en étant arrivée là où elle en est. La catastrophe peut certes entraîner des dégâts, elle peut faire de nombreux morts comme en Arménie dont Deleuze parlait à l'occasion de la lettre G comme Gauche au nom de la préférence du droit jurisprudentiel contre les abstractions générales des Droits de l'Homme. Mais si le typhon existe, c'est pour se réjouir d'être ce qu'il. La morale est implicite, stoïcienne-nietzschéenne : Amor fati.
Entrer dans la couleur, en faire la conquête au sens nietzschéen : quelle joie. Et la joie d'autre si vaste qu'elle peut dévaster comme un typhon. Quand la puissance est trop grande, alors on craque comme Van Gogh face au jaune, comme Nietzsche face au cheval de Turin. La puissance excède, déborde, c'est une joie mais, impersonnelle, trop grande pour les petites vies personnelles. Effectuer une puissance, c'est aussi encourir le plus grand risque, celui d'y laisser sa peau, d'être brisé par elle.
Invité par Claire Parnet, Deleuze évoque alors le thème de la plainte et sa forme poétique attitrée qu'est l'élégie. La plainte possède diverses figures : la plainte du prophète (pourquoi est-ce tombé sur moi ? Pourquoi aussi personne ne me croit ?) qui se différencie ainsi du prêtre ; la plainte du vieillard qui a mal aux jambes en découvrant que c'est parce que la vie déborde celui que l'âge avancé diminue ; la plainte de l'hypocondriaque qui rêve à la manière d'Artaud d'avoir un corps sans organes. Le philosophe en précisera l'idée à l'aune de l'élégie chinoise et des recherches d'un historien hongrois, Ferenc Tökei, inspiré par György Lukács, au sujet du poète K'iu Yuan que Mao lisait. La plainte revient dans ce cadre précis à celui qui a perdu tout statut social, ainsi l'esclave affranchi de l'époque impériale chinoise dont les avatars ont peuplé depuis l'Amérique et la Russie.
Après de telles arabesques, un baroquisme philosophique, Deleuze clôt la balade par un aveu du plus haut comique qui est cependant plus qu'un gag : s'il n'avait pas été philosophe, et s'il n'avait pas pu faire du droit jurisprudentiel, Deleuze serait devenue une pleureuse professionnelle. La pleureuse qui donne ses larmes aux autres quand ils sont pris dans le deuil a la suprême politesse de leur dire aussi : ne me touchez pas, ne me plaignez pas, je m'en charge très bien tout seul, c'est là ma joie.
K comme Kant : Le temps du jugement et ses accords discordants
Pourquoi Deleuze s'est-il donc intéressé à Kant ? Rien de commun entre celui-ci et ses philosophes de prédilection, Nietzsche et Spinoza. Kant pourtant fascine Deleuze, dont il reconnaît qu'il s'est trouvé à tellement de tournants en en représentant un lui-même dans l'histoire de la philosophie.
Le premier élément de fascination, mêlée d'horreur, a trait avec la façon nouvelle de concevoir la philosophie pour Kant. Au 17ème siècle, le philosophe se perçoit comme un avocat, ainsi Leibniz pour la cause de Dieu, la cause au sens juridique du terme. Au siècle suivant, il se conçoit désormais comme un enquêteur, à l'instar de David Hume. Kant à leur suite invente une nouvelle figure qui a pour contexte historique l'événement de la Révolution française : le juge. C'est la grande invention de Kant, horrible et fascinante, celle d'ériger en philosophie des tribunaux au nom de la raison.
Kant met ainsi au point une nouvelle méthode, la méthode critique, qui lui permet de passer au crible les facultés, entendement, morale, imagination, évaluées au tribunal de la raison. Avec Kant, le philosophe devient juge, aussi horrible et fascinant pour Deleuze que le prêtre pour Nietzsche.
Le jugement devient systématique avec la philosophie kantienne, un système érigé au nom de la raison autonomisée de Dieu, une nouvelle transcendance. Deleuze revient alors à la question des affinités que n'importe qui peut avoir pour tel ou tel genre de problèmes, et aucune pour tel autre. L'affinité de Kant pour la problématique du jugement est, à l'évidence, antithétique avec l'affinité deleuzienne pour laquelle le désirable est d'en finir justement avec le jugement. C'est une grande ligne innervant sa pensée, reliant Nietzsche à Spinoza en passant par T. E. Lawrence et Artaud.
Il n'empêche : les problèmes posées par Kant sont nouveaux et les concepts pour y répondre sont étonnants, ce qui montre à quel point la philosophie est concrète, et qu'elle est un émerveillement.
Kant procède en effet par des renversements conceptuels. Ainsi du temps : jusqu'à Kant, le temps dérive du mouvement, secondaire par rapport à lui, sa dérivation servant seulement de nombre ou de mesure, l'évaluation encore ; à partir de Kant, c'est le contraire qui advient, c'est le mouvement qui devient dépendant du temps, le temps est premier par rapport à lui. Tout change, c'est une nouvelle image : de circulaire, le temps devient linéaire. Voilà un événement pour la pensée.
Pour décrire l'idée kantienne du temps délié de la rotation des astres, Deleuze trouve une formule chez Borges, si peu kantien pourtant : il n'y a pas de labyrinthe plus effroyable que la ligne droite.
L'autre renversement conceptuel se produit à la fin de la vie de Kant quand, après la publication de ses deux grandes critiques que sont respectivement la Critique de la raison pure (1781) et la Critique de la raison pratique (1788), le philosophe de Königsberg propose un troisième et dernier chef-d'œuvre, sa Critique de la faculté de juger (1790), qui remet en question les précédentes, et avec quelle radicalité. Avec le jugement esthétique et le concept de sublime qui lui est lié, la mesure est perdue, les évaluations compliquées. Les rapports deviennent désordonnés, les discordances dominent et si les accords sont établis après bien des disputes – ce sont des accords discordants.
Le tribunal de la raison achoppe sur l'esthétique, la voie royale pour tout le romantisme. Le jugement se critique lui-même dans l'écart sans conciliation entre raisons sensible et intelligible.
Dans ses cours sur Kant, Deleuze proposait d'autres formules pour exprimer la grande nouveauté de Kant : « Le temps est hors de ses gonds » (Hamlet) et « Je est un autre » (Rimbaud). Le temps autonomisé du mouvement sépare l'être passif contemplant son activité comme celle d'un autre.
Claire Parnet s'inspire enfin du grand texte de Thomas de Quincey, Les Derniers Jours d'Emmanuel Kant (1854). Les fameuses habitudes quotidiennes de Kant, signatures d'une vie réglée comme une petite mécanique, invitent à imaginer que tous les philosophes au fond seraient des créatures d'habitudes et celles-ci seraient leur manière de contemplation, leur façon de percevoir ce qu'ils seraient seuls à voir, les affinités avec les problèmes qui les intéressent à l'exclusion de tous les autres. Convenir de cela est aussitôt assorti d'une moquerie venue de Nietzsche : chasteté, ascèse, s'ils sont le lot de bien des philosophes, à quoi tout cela peut-il donc bien servir leur philosophie ?
L comme Littérature : Un personnage de roman est un penseur ; un concept, un personnage philosophique
Les écrivains, les grands sont des penseurs aussi dignes que les philosophes ; seulement, ils le sont autrement, avec leurs moyens propres, les concepts pour les uns, pour les autres des percepts.
Deleuze a ses écrivains, d'abord Proust, puis les séries consacrées à Lewis Carroll et Francis Scott Fitzgerald, Michel Tournier et Émile Zola dans Logique du sens (1969), Kafka évidemment, avec un fort tropisme pour la littérature anglo-américaine, ainsi Faulkner dont la dette est immense.
Deleuze lit et relit et ce que sa pratique de la philosophie lui a fait comprendre, c'est qu'un concept n'existe pas seul, pas seulement connecté au problème auquel il se rapporte en y répondant, mais également à des percepts, à savoir ces blocs, ensembles ou complexes de perceptions-sensations indépendants de celui qui les éprouve, sur lesquels ils se branchent et dont la littérature est riche. Ce qui l'intéresse, c'est la communication entre concept et percept et ce qui entre eux se communique a autant rapport avec la problématique du style qu'avec celle des personnages de roman dont Deleuze considère qu'ils sont également de grands penseurs, à l'instar d'Achab et Bartleby chez Melville.
Un grand personnage de roman a, en filigrane du percept, la dimension en pointillés d'un concept.
C'est que la grande littérature comme la grande philosophie témoigne pour la vie, pour ses puissances et la joie de leur effectuation. Deleuze fait alors remarquer que beaucoup de ses auteurs préférés, philosophes comme écrivains, ont été affectés d'une petite santé, Proust et Lawrence, Artaud et Fitzgerald, Spinoza et Tchekhov, Nietzsche et Kafka (il citera plus tard Édith Piaf). À l'opposé de la grande santé d'un Victor Hugo, la petite santé exprime autrement à quel point la vie qui passe en eux est si grande qu'elle est trop puissante pour eux, jusqu'à même pouvoir les briser.
Tout grand philosophe est un grand écrivain, il a son style, sa manière d'écrire qui est toujours déjà sa manière de penser. Ce qui n'induit pas qu'un philosophe soit aussi romancier, les romans de Sartre le démontreraient. Le philosophe a son style, donc, il a non moins ses personnages dont est riche l'histoire de la philosophie, évidemment Socrate pour Platon et Zarathoustra pour Nietzsche.
Claire Parnet invite également Deleuze à parler de son grand intérêt pour ce qu'elle appelle des auteurs secondaires en citant Rétif de la Bretonne et Villiers de l'Isle-Adam. Il récuse en souriant ce qualificatif de secondaire qui pourrait être apparié à celui de mineur, tout en rappelant avec un autre rire à quel point il aimait, quand il était jeune et vaniteux, lire un auteur complètement, pour autant qu'il ait peu écrit et soit peu connu, ainsi Joubert (Joseph plutôt que Jean ?) et Paul-Louis Courier. Plus généralement, l'idée consiste à trouver hors des hiérarchies littéraires des percepts nouveaux, par exemples chez Nikolaï Leskov, un auteur russe bien moins reconnu que Tolstoï ou Dostoïevski.
Pourtant, les grands auteurs consacrés dominent sa philosophie. Deleuze y consent en reconnaissant qu'il n'aura pas été un découvreur, sauf peut-être en ce qui concerne Armand Farrachi, et qu'il a mis plusieurs années avant de comprendre la littérature d'Alain Robbe-Grillet. Suivre l'actualité littéraire est une activité en soi, tout un travail qu'il lui paraît impossible de mener. Son jugement, admet-il, est dans ce domaine insuffisant et son goût, plus prononcé pour les connivences lointaines, les résonances et les rencontres à distance avec ses contemporains. Et puis, souffle-t-il avec un sourire désabusé, la littérature ne va pas tellement fort, corrompue par le système de l'édition et des prix.
Deleuze raconte également qu'il a parmi ses projets l'écriture d'un grand livre ne portant pas seulement sur un écrivain, mais sur la littérature même. Sa fatigue, que mine la maladie qui lui rend le souffle si difficile, touche à la fin à l'épuisement de celui pour qui « c'est même plus la peine ».
M comme Maladie : Faire ce que l'on pouvait et puis la journée est finie, bonsoir
Après avoir rédigé la fin de Différence et répétition en 1968, Deleuze est hospitalisé, une tuberculose lui est diagnostiquée. Quelques années auparavant, sans les antibiotiques, la maladie lui aurait été fatale. Il n'aurait pas survécu à un mal pourtant sans douleur et aisément guérissable.
On en revient au motif de la petite santé, cette ritournelle dont les spires remuent l'entretien filmé dans des tourbillonnements invitant constamment à la reformuler. La petite santé, celle de Proust, Nietzsche et Kafka, celle d'Artaud, Van Gogh et Lawrence, celle de Scott Fitzgerald, Thomas Wolfe et Spinoza, la petite santé de Deleuze font des boucles qui ne cessent de dire : être ainsi, c'est pouvoir vivre en étant à l'écoute la plus sensible, la plus aiguisée de la vie. Il ne s'agit pas d'être à l'écoute de ses seuls organes internes, mais aux aguets, à sentir passer la vie plus grande que soi.
La santé fragile, la fatigabilité permet une sensibilité affinée à ce qui excède nos forces à les briser.
Avec la figure du malade, arrive celle du médecin et ce que Deleuze en dit rejoint tout à fait ce qu'il disait de la manière dont Nietzsche parlait du prêtre, chrétien ou juif : indépendamment des personnes, qui peuvent être exquises, la fonction impersonnelle du médecin est odieuse au philosophe, le pouvoir médical aussi mauvais que le pouvoir sacerdotal. Une joie survient quand le malade échappe aux appareils validant le diagnostic, alors le médecin est furieux. Une autre plaisanterie consiste à trouver du plaisir à imaginer que les médecins qui gagnent beaucoup d'argent n'ont finalement pas le temps de le dépenser. Avec le médecin, la lutte des classes est avivée. La médication est moins critiquable, souvent nécessaire comme dans le domaine de la psychiatrie.
Avec la maladie, vient la fatigue, d'abord décrite comme l'excuse toute trouvée pour fuir ce qui ennuie (Claire Parnet mentionne entre autres Maurice Blanchot), par exemple voyager, avant d'amorcer de plus profondes explorations. La fatigue oblige ainsi à savoir l'usage que l'on peut faire de son impuissance, tous les profits que l'on peut tirer de puissances affaiblies par la vieillesse ou la maladie. Le bon vivant que Deleuze abhorre ne donne pas à penser ce que la petite santé fait à la pensée, qui porte à l'écoute vive de la vie en tirant parti des affaiblissements de l'âge ou la maladie.
Une formule de la fatigue serait : j'ai fait ce que j'ai pu aujourd'hui, ça y est, la journée est finie. En musique, cela serait une coda et elle n'est désagréable qu'à qui n'aura rien tiré de la journée épuisée. On songe aussi à ce que Deleuze a dit de Beckett en distinguant chez lui ce qui relève de la fatigue de ce qui tient à l'épuisement quand, avec la figure de l'épuisé, on en a même fini avec le possible.
Par un étrange tour de la conversation reliant l'ennui et la fatigue, Claire Parnet embraie sur la nourriture dont on sait que Deleuze en apprécie infiniment moins les plaisirs que, naguère, ceux prodigués par la boisson. Manger ne lui est supportable qu'avec des proches. Malgré tout, Deleuze a ses plats, ses fêtes comme il le dit, et qui font le dégoût des autres, la cervelle, la langue et la moelle, quand ses dégoûts à lui sont très affirmés, tel le fromage, aussi affreux que le cannibalisme.
Les fêtes culinaires de Deleuze ouvrent à d'étonnantes trinités, seulement esquissées et amusantes : avec la cervelle, Dieu le Père se connecte avec le concept ; avec la moelle (les vertèbres sont de petits crânes), le Fils fait la paire avec l'affect ; avec la langue, le Saint-Esprit s'allie avec le percept.
Deleuze est malade, fatigué, il est également un vieux monsieur, il n'a pourtant alors que 64 ans. La vieillesse, Raymond Devos aurait tout dit à son sujet mais le philosophe note déjà que son âge est splendide, âge de la lenteur propice à affiner la perception, regarder les gens pour eux-mêmes en extrayant leurs percepts. Ce n'est pas la vieillesse en soi qui est triste, mais la souffrance et la misère avec lesquelles elle se mêle. Là, il n'y a pas à philosopher, mais à critiquer un terrible état de fait.
Avec la vieillesse, on peut se dire alors qu'on y est enfin arrivé, malgré les virus et les guerres. La vieillesse autoriserait plus précisément à ne plus être ceci ou cela mais, simplement et décisivement, à être. Il faut seulement apprendre à en conjurer les angoisses comme on évite vampires et loups-garous des contes et légendes. Pour résumer le propos de Deleuze, le vieux est celui qui est arrivé à être enfin ce qu'il est sans prédicat, ses puissances évidemment diminuées avec son âge avancé, mais sa sensibilité tout autant aiguisée, enfin lâché par tous les parasites pullulant dans la société.
Avec la vieillesse, âge splendide, la fatigue invite à l'épurement et la sobriété, une manière japonaise de tenir à plus grand-chose mais que ce presque-rien soit ce que l'on désire et qui n'arrive qu'assez tard dans la vie. Être vieux et faire ce qu'on peut, ce peu qui est une puissance de vie quasi-pure.
N comme Neurologie : Le tact des rencontres à distance, sauter par-dessus la faille
Que se passe-t-il dans la tête, même dans celle d'un idiot, quand y passe une idée ? Que s'y communique-t-il ? C'est en effet une affaire de communication, mais autrement plus passionnante que ce que l'on entend généralement par communication ou information. Si l'idée est une pure intensité, un événement pour la pensée, son plan de consistance serait à trouver dans le cerveau.
Le cerveau est caractérisé ainsi, plein de failles, traversé de fentes à sauter qui rendent dès lors possibles les connexions neuronales et synaptiques. La condition des enchaînements ou des associations autorisés par le cerveau, et à l'origine de cet événement qu'est donc une idée pour la pensée, aurait par conséquent pour condition un régime connectif, à la fois incertain et probabiliste.
Arriver à faire une carte cérébrale exprimant ce qui se passe quand une idée vous traverse la tête, établir avec cette cartographie cérébrale les rapports de continuité et de discontinuité dont le cerveau est le plan substantiel, voilà à quoi rêve Deleuze en rappelant que si sa préférence va à la psychiatrie plutôt qu'à la psychanalyse, c'est aussi pour la raison qu'elle a travaillé dès le 19ème siècle sur le cerveau dans une approche immunisée contre tout spiritualisme. Ou, alors, pour s'appuyer sur un exemple donné par la physique et la théorie du chaos, celui de la dite transformation du boulanger dont la pâte étirée et plusieurs fois superposée permet tantôt d'éloigner des points initialement rapprochés comme de rendre contigus des points qui paraissaient les plus distants. Le concept de pli fait ainsi son retour, branché sur ce que Deleuze dit à propos du cerveau.
Deleuze estime ainsi que la neurobiologie aurait un plus grand avenir que l'informatique. Affirmant cela, ce dernier en revient à l'une de ses grandes ritournelles : on n'a pas besoin d'être philosophe pour lire de la philosophie, la philosophie est aussi faite pour les non philosophes, tout comme il n'est nul besoin d'être peintre ou musicien pour comprendre et apprécier la peinture et la musique.
Il existe ainsi en philosophie une double lecture, même si cela marche mieux pour les philosophes que Deleuze apprécie le plus, ainsi Spinoza et Nietzsche quand Kant requiert pour le lire davantage de culture philosophique. Comme on peut avoir une lecture non philosophique de la philosophie, on peut avoir également une perception non musicale de la musique, une perception non picturale de la peinture. Il ne s'agit pas de comprendre tout au nom de sa propre spécialité ou expertise, mais de s'installer à la pointe de son savoir comme de son ignorance, c'est-à-dire à la frontière du savoir et du non savoir, et d'être disponible aux échos, rencontres et résonances entre pensées spécifiques.
Par exemple, Deleuze évoque l'un de ses peintres favoris, Robert Delaunay. Il fait alors remarquer comment, dans ses tableaux, c'est la lumière qui fait la figure sans en passer par la rencontre avec un objet ; comment des figures de lumière se passent de l'objet lui-même. D'où la récrimination de Delaunay : alors que Cézanne avait enfin réussi à casser l'objet, ainsi le compotier, les cubistes s'acharnent de leur côté à le recomposer. Considérant de cette façon Delaunay, Deleuze indique alors une proximité avec la théorie de la relativité, en particulier l'expérience de Michelson et Morley avec laquelle, à l'inverse de la physique habituelle, les lignes de lumière sont à la condition des lignes géométriques. Un renversement de pensée, un événement : l'événement de la théorie de la relativité, l'événement en peinture qu'est Delaunay, les renversements de Kant à propos du temps.
Un autre exemple est l'espace riemannien où les raccordements entre portions ou morceaux ne sont pas prédéterminés, comme ailleurs dans le cinéma de Robert Bresson où les fragments d'espaces se raccordent manuellement, dans Le Condamné à mort s'est échappé (1956) et Pickpocket (1959).
La question est par conséquent d'établir si ces connexions de pensées si distantes ou éloignées ne produisent pas de nouvelles pensées, intempestives – des événements. Ce qui intéresse Deleuze, ce sont les échos, les résonances et le tact pour les expérimenter, les rencontres avec le Concerto à la mémoire d'un ange d'Alban Berg, la peinture de Simon Hantaï et le théâtre de Carmelo Bene, pour faire de la philosophie depuis son dehors, en sortant paradoxalement de la philosophie elle-même.
O comme Opéra : Chant de la terre, ritournelle cosmique
Pourquoi, à la différence de Michel Foucault et François Châtelet, Deleuze semble avoir si peu d'appétence pour la musique ? Non pas qu'il n'aime pas la musique, ses préférences vont à Alban Berg, avec les opéras Wozzeck (1912-1922) et Lulu (1929-1935), mais la musique exige un travail et tout le temps nécessaire est ce qui manque au philosophe, alors aimanté par d'autres problèmes.
Deleuze apprécie également la chanson populaire : la nouveauté d'Édith Piaf par rapport à Damia et Fréhel (avec sa manière de rattraper la fausse note en chantant toujours en déséquilibre, et sa petite santé qui la fait rejoindre Artaud et Kafka, Spinoza et Nietzsche) ; celle de Charles Trenet (on ne se rend plus compte de la folie) ; même la nouveauté de Claude François (avec la chanson dansée, l'usage du playback et l'amélioration progressive de ses textes). Dans ce domaine-là comme dans tous les autres, le problème revient à qui invente un style dont la nouveauté tranche autant avec la mode qu'elle est un événement créateur par rapport à tout ce qui précède. Deleuze cite alors Robbe-Grillet à propos de Balzac en pointant qu'il n'y a aucun intérêt à refaire les chefs-d'œuvre du passé.
Avoir un intérêt pour penser la communauté existante entre la musique savante et la chanson populaire, c'est revenir à un concept auquel le philosophe tient beaucoup, et qui est apparu dans les parages d'un autre dont il a très vite parlé à l'occasion des rapports de l'écrivain et de l'animal : celui de déterritorialisation. Avec Félix Guattari, Deleuze se sert du petit air que l'on sifflote, du petit tralala que l'on chantonne pour soi, pour y percevoir des rapports d'entrée et de sortie de territoire. Un premier moment appartient à la ritournelle qui marque le tour d'un territoire donné pour s'autoriser à dire : ici je suis chez moi. Un deuxième moment revient au chemin que l'on emprunte quand on a pour désir de rentrer à la maison. Un troisième moment, enfin, indique qu'il faut partir, même si l'on ne sait pas toujours où. La déterritorialisation a ainsi ses ritournelles pour envelopper le territoire sur des rapports d'entrée et de sortie, toute situation ou surplace que la partance aimante.
La forme du lied chez Schumann ou Schubert le montrerait encore, et autrement la sonate de Vinteuil chez Marcel Proust, en engageant des affaires de position dans un territoire donné à partir de ce que font entendre la musique et la voix. Les affects y sont intenses et aigus, les devenirs.
L'évocation de Schoenberg et Berg, Mahler, Bartok et Stockhausen conduit enfin à poser que les petites ritournelles se fondent dans de plus grandes pour faire entendre tantôt la voix des minorités ethniques, tantôt le chant de la terre : la ritournelle cosmique. La communion des petites et grandes ritournelles rend sonore les puissances de la terre. La cloche des vaches y devient corps céleste.
De la même façon que Paul Klee disait que la peinture rend visible des formes non visibles par elles-mêmes, Deleuze estime que la musique rend audible des forces qui ne sont pas sonores par elles-mêmes. Et la philosophie de s'en déduire également, en rendant pensable ce qui ne l'est pas.
Contrairement à Adorno et Jankélévitch, Deleuze a peu écrit sur la musique, en avouant ne guère apprécier, à la grande différence de Foucault, de se rendre à l'opéra dont la discipline le fatigue, à l'instar du théâtre. Il raconte pourtant son émotion à l'écoute des Cinq pièces pour orchestre (1912) de Schoenberg, autant que les cris inoubliables chez Berg : le cri horizontal de Marie dans Wozzeck, celui vertical de la comtesse von Geschwitz dans Lulu. Le chant à sa limite fait entendre en effet un cri, un cri comme peut l'être le concept aussi, pour Aristote comme chez Spinoza ou Nietzsche.
P comme Professeur : Un cours se prépare, les concepts s'y vocalisent
En 1988, Deleuze est un jeune retraité de l'éducation nationale, il a alors 63 ans. Il a enseigné la philosophie pendant quarante ans, d'abord au lycée (Amiens, Orléans et Louis-le-Grand à Paris), puis à l'université (Lyon suivi, sur invitation de Michel Foucault, de Paris-VIII-Vincennes, de 1969 à 1987, selon lui ses meilleures années). Son passage au CNRS entre 1960 et 1964 n'est par ailleurs pas évoqué alors que le jeune attaché de recherche y fait la rencontre de l'ami lointain, Foucault.
La thèse que Deleuze soutient est alors et dont est issu Différence et répétition a lieu peu de temps après Mai 68. Sa rédaction aura longtemps été différée, retardée par tous les livres jusque-là publiés, sept entre 1962 et 1968 consacrés à des philosophes (Bergson, Kant, Nietzsche et Spinoza) comme à des écrivains (Proust et Sacher-Masoch). La soutenance est marquée aussi par l'ambiance anti-autoritaire de l'époque et le président du jury dont il tait le nom (il s'agit de Maurice de Gandillac) craint l'arrivée des bandes barbares et soixante-huitardes qui pourraient déranger l'antique rituel.
La sensation est alors étrange. Convoquer les souvenirs du temps de l'enseignement se brouille d'une fatigue à chaque nouvel épisode toujours plus accentuée. Ce qui contrevient alors au ralentissement du désir de poursuivre, tient à qualifier ce qu'est un cours, cette matière vivante.
Le premier élément sur lequel insiste Deleuze est la préparation : un cours exige beaucoup de répétition pour y faire passer l'événement de l'inspiration, c'est comme une représentation de théâtre ou même un concert avec son répertoire de chansons. La parole qu'il dit ne guère apprécier en soi y trouve à être rédimée quand une écriture de fond la sort de la parlerie érudite. D'une certaine façon, le cours, préféré notamment au colloque pour cette raison-là, est un moment privilégié pour expérimenter comment, depuis la répétition, naît la différence et comment son événement fait sens.
Deleuze décrit le cours comme un cube, un espace-temps qui a son lieu et sa temporalité et qui, en s'étendant et courant d'une semaine sur l'autre, emporte un élan que n'a pas le colloque, trop court.
L'autre élément concerne spécifiquement le public des cours de philosophie donnés à Vincennes. Là, ce fut un grand bonheur, Deleuze y aura directement expérimenté la nouveauté de Mai. Les étudiants habituels avaient en effet laissé place, alors, à une audience bigarrée, un peuple disparate de marginaux et d'artistes qui, avec leurs rythmes propres, tiraient du cours les ressources dont ils avaient respectivement besoin. La philosophie s'adresse aux non philosophes, cela Deleuze ne l'a pas inventé mais l'a rencontré et expérimenté à Vincennes. Respectés dans leur solitude et leur temporalité propres, les auditeurs pouvaient y trouver à partir du pli de leur vie de quoi l'augmenter.
Le cours est une matière vivante et mouvante, sa conception en est toute musicale. Elle ne tolère pas l'interruption, cette bêtise à croire que l'on peut en saisir la totalité alors que le cours ne fonctionne qu'à contretemps, selon des effets de différé qui pouvaient se soutenir des billets que les auditeurs transmettaient à Deleuze la semaine d'après afin d'éclairer un point ou répondre à une question.
La philosophie se fait alors « pop philosophie », la vocalisation des concepts à la limite du Sprechgesang cher à Schoenberg. À l'école qui fonctionne par recrutement des disciples et exclusivité, querelle de clochers et procès, il oppose le désir du mouvement (Dada et Tristan Tzara sont un meilleur exemple pour lui que le surréalisme d'André Breton). Heideggeriens, wittgensteiniens et lacaniens illustrent pour lui les torts symptomatiques du pénible modèle scolaire.
Deux déclarations conclusives s'en déduisent : arriver à faire des concepts des idées courantes dans la prévalence du mouvement à l'école ; distinguer l'école, où domine la logique gestionnaire, de l'université qui idéalement devrait se dédier à la recherche exclusivement. L'adaptation des universités aux exigences du marché du travail, ainsi qu'aux normes de la gestion d'entreprise est une catastrophe que Deleuze avait déjà bien perçue, et qui s'est considérablement amplifiée depuis.
Q comme Question : Le consensus et la domestication de la pensée
En philosophie, poser les questions d'une certain façon, c'est trouver moyen d'en sortir par le concept. Poser des questions équivaut ainsi pour Deleuze à distinguer les problèmes, qui sont le grand domaine philosophique et auxquels répondent les concepts, des interrogations qui appartiennent à la communication. Ses rebuffades contre la discussion ou la conversation s'étendent aux médias, presse et télévision où règnent, avec les interrogations, les opinions qui s'y apparient.
Anne Sinclair et L'Heure de vérité, la Chine, l'Europe et le procès Touvier, tous ses signifiants qui faisaient le paysage médiatique de la France d'alors sont les expressions variées d'une même domesticité, une domestication de la pensée répugnant (classiquement) au philosophe (en ceci il reste quoi qu'il en dise platonicien), et qui n'y ira comme il en rit qu'à titre posthume seulement.
La question s'oppose nettement à l'interrogation en se ressaisissant comme problème, et que résout le concept. Dieu par exemple. L'interrogation de savoir s'il existe ou non vaut moins, sur le plan philosophique, que de poser depuis lui des problèmes différents : celui du jugement après la mort, de la qualité des modes d'existence entre les croyants et les incroyants (c'est le sens du pari de Pascal), de la mort de Dieu qui engage aussi celle de l'Homme (Nietzsche). La philosophie serait à cet égard l'histoire secrète des questions ou des problèmes et de leur transformation souterraine.
Deleuze décide alors de prendre un sujet d'actualité, celui des rénovateurs de droite qui s'opposent aux partis qui les représentent au nom d'une critique du legs centralisateur du jacobinisme français. La région monte ainsi aux dépens de la nation qui la domine, tout un régionalisme qui se pose partout en Europe comme cette question pourra devenir un problème pour la gauche également.
Le terme de consensus s'invite à la fin dans la bouche du philosophe, bien des années avant que Jacques Rancière n'en tire un concept. Pour Deleuze, le consensus consiste à substituer aux questions sous la condition concrète des problèmes auxquels des concepts devront répondre, des interrogations qui font le lit douillet d'insignifiance ordinaire de la communication médiatique.
R comme Résistance : La honte et l'imperceptible
Dans le cadre des mardis de la fondation de la Fémis, Deleuze est invité le 17 mars 1987 à donner une conférence. Son titre en est : « Qu'est-ce que l'acte de création ? ». L'acte de création s'y définit comme un acte de résistance. Résister, c'est créer, c'est travailler des idées qui ont leur champ d'expérimentation propre, arts, sciences, philosophie. Quelques mois plus tard, Claire Parnet propose à Deleuze de revenir à la question des affinités profondes entre création et résistance.
D'abord, on constate que le problème de la résistance est à la fois déplacé (la résistance concerne les problématiques spécifiques de l'art, de la science et de la philosophie) et restreint (les peuples, les militants politiques et les résistants ne sont ici jamais évoqués). La conférence n'avait pas ce genre de restriction : résister dans la lutte, là où les peuples manquent. Résister pour un philosophe, un scientifique ou un artiste, c'est inventer les idées selon des nécessités qui leur sont propres, et des spécificités qui caractérisent leur discipline. Ainsi, un philosophe crée des concepts, c'est par là qu'il résiste, comme l'expression pour Spinoza ou le pli pour Leibniz. Ainsi, un scientifique crée une fonction (qui, Deleuze alors ne le précise pas, engage pour lui la mise en rapport de deux ensembles), c'est par là qu'il résiste. Ainsi, un artiste crée un percept, soit un ensemble autonomisé et impersonnel de perceptions-affections, c'est par là qu'il résiste (dans la conférence de 1987, Deleuze convoque notamment les exemples de Bresson et Kurosawa, Minnelli et Straub-Huillet).
Créer (des idées, concepts, fonctions et percepts), c'est donc résister, mais à quoi ? À l'opinion, au consensus, aux interrogations qui trament le tissu des banalités de la communication. On leur résiste par des nécessités qu'il faut respecter, par des rythmes qu'il ne faudrait surtout pas bousculer. Deleuze remarque cependant que les scientifiques et certains artistes, à l'instar des cinéastes, sont pris également dans des rapports de pouvoir et d'industrie, avec le capital et l'État, qui opacifient ce qui serait autrement plus net et tranché dans le cas d'un écrivain, par exemple Primo Levi.
La honte d'être un homme, la formule est en effet de Primo Levi. Deleuze en élit la puissance d'exemplification générique. Que signifie une formule pareille, aussi dense ? La formule est complexe, composite, elle assemble des éléments hétérogènes, par elle-même un agencement. D'abord, la honte d'être un homme se sépare de l'opinion selon laquelle nous serions tous coupables, tous des assassins, bourreaux et victimes rendus indiscernables. Cette indistinction-là est odieuse à Deleuze. La honte d'être un être humain implique en fait trois questions : comment des humains ont pu faire ce qu'ils ont fait à d'autres êtres humains ? Comment, pour survivre, certains ont dû pactiser, s'arranger avec l'intolérable qui les affligeait (c'est la « zone grise » décrite par Primo Levi) ? Comment, enfin, ne pas avoir honte d'avoir survécu quand d'autres sont disparus ?
La honte selon Primo Levi prolonge ainsi la honte décrite par Kafka, comme cet affect qui nous survit et dont la libération n'est pas une oppression, mais un désir de justice qui ne s'accomplit que dans la vergogne. La honte d'être un être humain est ainsi à la condition de tout art depuis 1945, depuis Hiroshima et Auschwitz, la honte qui pousse à écrire pour les animaux qui meurent et devant lesquels l'écrivain est responsable. La honte dont le nom grec antique, aidôs, disait la vergogne.
L'art libère la vie que le genre humain mutile et emprisonne, pas une vie personnelle mais la vie générique, impersonnelle. Quand Deleuze évoque cela, il se passe quelque chose à l'image de magnifique, un événement assurant que l'on a bel et bien affaire à de l'image. L'art, dit-il, libère donc la vie que les petites personnes emprisonnent ou que les grandes machines détruisent et c'est alors que le plan vire au blanc, c'est la pellicule qui se voile et flambe, tandis que l'arrêt sur image délie la voix de l'image, voix autonome et impersonnelle, un pur percept et l'affect est immense. D'autant plus que Claire Parnet évoque à ce moment le suicide de Primo Levi, survenu un mois après la conférence de la Fémis. Deleuze met un point à préciser ce que l'on pourrait plus tard dire pour lui : ce que Primo Levi a suicidé, c'est sa vie personnelle. Ses pages, elles, resteront, éternelles. Celles de Deleuze le sont aussi, lui qui prendra la décision du saut de l'ange le 4 novembre 1995.
Les personnages de roman sont aussi de grandes puissances de vie libérées, aussi mal que ça tourne, des géants qui ne sont pas des exagérations par rapport à la vie mais seulement par rapport à l'art.
La honte est partout, elle va jusqu'à se nicher dans les plis de la vie quotidienne. Aujourd'hui, on se dit : la honte de ce que l'on fait à Gaza. Quand revient le thème de la mort de la philosophie, Deleuze répond qu'il n'y a que des assassinats. À Gaza aussi, il n'y a pas de morts mais des assassinats. L'art, la science et la philosophie sont des actes de résistance pour cela : nuire à la bêtise comme le disait Nietzsche. Sans eux, le monde serait plus bête, ne se retiendrait plus de sombrer dans un abêtissement qui est aujourd'hui ce qui se communique le plus, aussi viral que virulent. Y résister, c'est constituer des réseaux, des réseaux de concepts entre Deleuze, Foucault et Guattari, autant de complicités et d'alliances comme le romantisme et le dadaïsme l'ont été en leur temps.
Résister, c'est enfin désirer devenir imperceptible, vivre l'imperceptibilité des réseaux moléculaires.
S comme Style : Animaux et mondains, les maîtres des signes
Claire Parnet rappelle à Deleuze cette définition paradoxale du style donnée à l'occasion de leurs Dialogues (1977), peut-être à propos de Balzac : le style serait la propriété de ceux qui n'ont pas de style. Le paradoxe des rapports d'une propriété repérable et d'une impropriété fondamentale ne sera pas éclairci, sinon qu'il trouverait tout son sens dans l'écart entre la linguistique et la langue.
La linguistique envisage la langue comme un système à l'équilibre dont elle peut faire la science en réservant les variations au domaine de la parole. Dans la littérature, la langue est loin de l'équilibre dirait le physicien, traversée de courants hétérogènes. Le style qualifie les déséquilibres créateurs.
Deux dimensions sont alors distinguées : le style fait subir au langage un traitement syntaxique original, ce sont le piaulement douloureux de Kafka, le bégaiement de Ghérasim Luca, la prolifération par insertion chez Péguy pour qui la phrase avance moins qu'elle croît par le milieu. Le styliste n'est pas un conservateur, mais un créateur. Il est celui qui arrache à la langue commune une langue étrangère comme l'a dit Proust lui-même et cela est valable tout autant pour Céline quand il adapte moins l'écriture à la langue parlée qu'il en invente une, sans équivalent, pour la littérature. Le styliste creuse donc dans la langue, à laquelle il fait subir un traitement syntaxique particulier, une langue étrangère ; l'écrivain porte également le langage à sa limite qui est la musique (ou le silence et le cri pour user des termes qu'emploie Deleuze à l'occasion d'autres lettres de l'abécédaire).
Deleuze a-t-il un style ? Claire Parnet répondrait oui en arguant déjà que le style deleuzien se voit parce qu'il a changé. La variabilité est un critère retenu par le philosophe, auquel il associe celui de sobriété. Kerouac en est une figure digne d'éloge, dont l'écriture est pareille à une ligne japonaise épurée. Le style convoque aussi des nécessités de composition, des agencements compositionnels tout à fait singuliers qui répondent à l'exigence des concepts qui s'y déploient. Prenons deux grandes ouvrages de philosophie de Deleuze : Logique du sens (1969) a été composé sur le mode de la série, tout un sérialisme pour y expérimenter que le sens est l'événement, pas une essence ou une signification mais l'exprimé détaché des états de chose où il s'effectue, plus profond que toute causalité ou représentation, paradoxal et multiple, et dont le non-sens est la condition ; coécrit avec Félix Guattari, Mille Plateaux (1980) tient, quant à lui, son architecture du plateau justement, qui est un plan local de connexion de multiplicités de telle manière qu'elles constituent un rhizome.
Claire Parnet introduit alors un rapport entre le style de l'écrivain et l'élégance des proches du philosophe, l'ami Jean-Pierre Bamberger et l'épouse Fanny. On pense aussi au chapeau de Deleuze qui flotte comme une auréole sur sa gauche, autre sourire du Sheshire. L'élégance renvoie au domaine sémiotique, autrement dit à la question de l'émission des signes et de leur perception. La vulgarité en émet, non moins la mondanité mais les signes sont cependant bien différents, vides par eux-mêmes mais si séduisants par leur vitesse et leur mode d'émission. Une émission de télé est toujours déjà émission de signes et Deleuze en émet, comme Pierre-André Boutang et Claire Parnet.
Avec l'émission, les mondains retrouvent les animaux, maîtres des signes aux deux bouts du vivant.
T comme Tennis : L'aristocrate allant au peuple
Comme Jean-Luc Godard, Jacques Tati et Serge Daney, Deleuze est un amateur de tennis. Il en a été un praticien lorsqu'il était adolescent, jusqu'à ce que la guerre en interrompe les élans, il avait alors 14-15 ans. Il se souvient également d'un passage de Gustave V, Roi de Suède dont il avait quêté, enfant, la signature, et de Jean Borotra, ce champion de tennis qui a été, comme son propre père d'ailleurs, adhérent des Croix de feu, et qui plus tard fut même ministre de Pétain sous Vichy.
Le sport passionne Deleuze, il cite encore le foot et le lancer de poids. Il y perçoit tout un milieu de variations spécifiques, propice à l'éclosion de styles novateurs. Une histoire des sports devrait être alors celle des variables de tactique et des attitudes ou postures des sportifs, ces techniques du corps sur l'inspiration de l'anthropologue Marcel Mauss. Dans le sport comme ailleurs, arts et philosophie, il y a tout lieu de distinguer les créateurs comme Borg, des brillants suiveurs à l'instar de Lendl.
Le génie du tennisman Björn Borg, cet autre Suédois, advient à un tournant auquel il participe pleinement, celui de la démocratisation d'une pratique sportive plutôt élitaire et aristocratique, sa prolétarisation relative au nom de laquelle le tennis a pu enfin devenir un véritable sport de masse. Si Deleuze fait alors remarquer que Borg a une tête de Christ, c'est pour vérifier ceci que, à l'instar de ce dernier, ce joueur de tennis, respecté de tous ses compétiteurs, est un aristocrate qui est allé vers le peuple. Tout son style de jeu s'en déduirait, fond de court, balles liftées et haut de filet. John McEnroe serait son antipode, service égyptien et âme russe, le service-volée renouvelé et une manière originale de poser la balle. Ses colères font partie de son style, en caractérisant l'inventeur qui, au tennis comme ailleurs, n'est jamais content de lui, toujours à cent lieues de ce qu'il voudrait accomplir. Son autre concurrent d'alors, Jimmy Connors, joue quant à lui tout à fait différemment, la balle sans effet, plate, rasant le filet, et avec un sens de la frappe toujours en déséquilibre.
Deleuze se demande encore si la question du style n'est pas également d'ordre national. Il évoque à cet effet l'exemple méconnu de John Bromwich qui appartient à une génération de joueurs australiens qui ont inventé avant-guerre le revers à deux mains. Avec ce dernier, le retour de service donnait alors une balle molle qui déstabilisa l'adversaire en lui tombant directement entre les pieds.
Le style, c'est l'homme même disait Buffon. Le style c'est l'âme préciserait Deleuze en y reconnaissant des forces de vie en excès au seul effet des signatures personnelles, ces puissances impersonnelles dont tout vrai créateur est remué et dont il se fait le passeur de balles, le relayeur.
U comme Un : n moins 1 (le « Contr'un »)
Comme la science, et les arts aussi, la philosophie n'a aucune préoccupation pour l'universel. Préférées aux universaux, les multiplicités qui nomment des ensembles de singularités rompent avec tout monisme ou dualisme. Dès qu'il y a de l'Un, y a de l'Autre qui revient à la fin au Même.
L'Être, l'Un, tous ces concepts molaires qui font depuis Platon la grande histoire de la philosophie n'intéressent pas Deleuze, qui se dédie à l'exploration de l'immanence, fût-elle déchirée. La formule élémentaire et mathématique d'un refus anti-platonicien des concepts en majuscule au bénéfice des singularités et des multiplicités en serait : n moins un (l'Un est ce dont il faut désirer se soustraire).
Les universaux seraient selon lui de trois genres ou types : de contemplation (avec les Idées majuscules) ; de réflexion (du style cartésien, kantien ou hégélien, Deleuze réaffirmant alors que nul n'a besoin d'un philosophe pour réfléchir ; un musicien comme Pierre Boulez se passe aisément de philosophie pour penser) et de communication (c'est l'idéal de consensus communicationnel valorisé alors par Jürgen Habermas). Ni contemplative, ni réflexive, ni communicative, la philosophie à l'instar de la science et des arts n'a pas d'autre raison, pas d'autre spécificité que d'être créatrice.
On reconnaît dans ce refus de l'Un une disposition libertaire voisinant avec La Boétie pour qui Le Discours de la servitude volontaire posait que les « tous uns » se rassemblent dans le « Contr'un ».
V comme Voyage : Nomades, pays profonds, terres étrangères
Deleuze reconnaît facilement à quel point il exècre les voyages en précisant plus particulièrement que les conditions ne sont pas réunies pour un philosophe d'échapper aux servitudes du colloque, parler pendant, parler après, parler pour entretenir un statut d'intellectuel qui n'a au fond rien à voir avec la pratique philosophique. Il repense cependant à ces grandes balades à pied faites il y a longtemps dans une grande capitale du Proche-Orient, Beyrouth, qui n'aime pas les marcheurs. Mais ces choses-là sont devenues désormais impossibles, la fatigue, la vieillesse, la maladie aussi.
Ce que Deleuze reproche plus fondamentalement aux voyages, c'est qu'ils sont en réalité des occasions de fausse rupture, des ruptures à bon marché moque-t-il. Lui revient alors un mot de Fitzgerald qui disait en effet qu'il ne suffit pas de voyager pour vivre une vraie rupture. Voyager pour se trouver par exemple un père répugne évidemment au coauteur de L'Anti-Œdipe (1972).
À la citation de Fitzgerald, s'en ajoute une autre qui vient de Beckett, plus féroce encore, disant en gros que l'on est con, certes, mais pas au point de voyager pour le plaisir. L'auteur des pièces marquées par le surplace et l'attente, l'immobilité et l'enlisement est un penseur de mouvements plus profonds, émancipés de la logique banale du voyage. Une troisième formule est enfin trouvée chez Proust, définitivement l'un des créateurs les plus cités par Deleuze durant l'Abécédaire : si voyager est possible et désirable, c'est à la condition de se mettre en mouvement pour vérifier sur place ce qui aura été rêvé. Sûrement est-ce le cas de grands écrivains voyages admirés, Lawrence, Stevenson, jusqu'à plus récemment Le Clézio. Voyager y aurait le rêve pour épreuve de vérité.
Le refus du voyage est le marchepied d'une invention qui, à l'époque de Mille Plateaux (1980), fait un agencement conceptuel avec la ritournelle et de la déterritorialisation. Que signifie nomadiser ? Pour le philosophe, le nomade se distingue de l'exilé, du migrant ou du réfugié dont les trajectoires n'en demeurent pas moins sacrés, des mouvements de survie au nom de la vie des collectivités et des peuples. Ce qui caractérise le nomade est précisément son immobilité. Le nomade est immobile, l'immobile parce qu'il s'accroche à sa terre. L'immobilité est une résistance à la persécution des forces répressives s'efforçant brutalement à ce que le nomade dégage en disparaissant du paysage.
Deleuze ne le dit pas mais il y pense sûrement, on y pense encore plus aujourd'hui : c'est parce que les Palestiniens nomadisent, à Gaza comme en Cisjordanie, qu'ils peuvent résister à l'expropriation et au nettoyage ethnique, qu'ils sont les inarrachables d'une terre que ses colonisateurs profanent.
L'éloge de la lenteur appelle enfin celle des intensités qui appartiennent à l'immobilité, ainsi dans la musique qui, selon Deleuze, probablement propose parmi les plus grandes expériences de nomadisation. Le rapport à la pensée y trouve alors son ultime expression, géo-philosophie, géo-musique comme autant de manières de nomadisation, de terres étrangères et de pays profonds.
W comme Wittgenstein : La mort de la philosophie ?
Les trois dernières lettres sont l'occasion d'une formidable contraction. La lenteur tant vantée par Deleuze s'y replie en effet sur des intensités, des différences de potentiel comme autant d'accélérations, des bonds, des ellipses. On saute les lettres (X est une inconnue, Y est indicible dit Claire Parnet et Deleuze, peut-être gagné par une trop fatigue, voulait peut-être en finir) en se contentant de concentrer ses forces dans des paroles lapidaires, ainsi pour W comme Wittgenstein.
Deleuze maugrée, vitupère. Le motif de la mort de la philosophie revient et c'est la seule fois où il n'en rit pas. Oui, cette mort est possible et ce ne sera pas une mort naturelle, mais un assassinat. En fait, il n'est pas tant question de Wittgenstein, dont il ne dit à proprement parler rien, que des wittgensteiniens, modèle d'une école de pensée critiquée pour son dogmatisme et son sectarisme.
On n'en saura pas davantage. Le rire l'emportera sur la colère. Même si l'on sait aujourd'hui que Deleuze n'avait lu que le Tractatus logico-philosophicus (1921) que Ludwig Wittgenstein avait lui-même récusé dans la seconde partie de son travail. Et même si certains soupçonnent une attaque contre le philosophe Jacques Bouveresse, grand lecteur de Wittgenstein et critique de la génération de Deleuze et Serres, Foucault et Derrida, victimes d'un biais littéraire et artiste qui a pu les pousser à marier, au dandysme des avant-gardes, un style soupçonné d'être nébuleux et poétique. Leur recours à la science n'aurait servi, selon lui, qu'à fonder moins des arguments rationnels que des effets d'autorité. Tous peu ou prou vérifieraient ce que Wittgenstein n'avait pas cessé lui-même de brocarder en disant en effet que la philosophie est un jeu de langage qui a souvent raconté n'importe quoi en raison d'un jargon délié du souci d'énoncer la réalité des faits. À l'inverse, Deleuze a marqué sa défiance à l'égard de la logique, de Frege et Russell, en arguant qu'elle réduisait la philosophie en l'assignant aux fonctions de la science et, partant, en la mutilant de ses puissances créatrices.
Le mélange de colère et de rire conduit à un appel à la vigilance, mais relativisée par l'ironie. La mort de la philosophie y devient alors cet étrange objet, ambivalent, tantôt moquée comme une déclaration vide, tantôt légitimée en raison des dangers réels qui la menaceraient. La philosophie est aussi un enjeu de luttes pour les philosophes qui s'y engagent. Après Deleuze, Alain Badiou mobilisera une partie de ses séminaires afin de tirer une profonde ligne de partage dans la pensée : entre les philosophes qui ont le souci de la vérité au risque d'un certain dogmatisme, et ceux qui lui préfèrent le sens au risque d'un certain mysticisme. Dans cette seconde catégorie, plus subjectiviste qu'objectiviste, Wittgenstein rejoint alors Pascal, Rousseau, Kierkegaard, Lacan et Nietzsche.
X, Y, Z comme Zigzag : La mouche, le sage zen et le précurseur sombre
Puisque X est inconnu et Z est indicible, on passe directement à la lettre Z. « Ça tombe bien ! » rit Deleuze et ce rire est aussi celui de qui sait approcher la fin – et pas seulement de L'Abécédaire.
Claire Parnet est très drôle et spirituelle aussi quand elle dresse la petite liste des grands philosophes ou personnages philosophiques dont le nom comprend la lettre Z, Spinoza, Leibniz, Nietzsche, Zarathoustra, Bergzon (pour Bergson) et, donc, Deleuze. Elle s'amuse aussi à parler de Zorro après la saillie du philosophie contre le danger représenté par les wittgensteiniens. On pense de notre côté au grand Z du cinéma algérien, Mohamed Zinet, ainsi qu'au yaz, la dernière lettre du tifinagh, l'alphabet des peuples tamazight et dont le symbole (ⵣ) est celui de la liberté qu'il nous reste à faire.
Deleuze qui se félicite d'avoir un Z dans son nom ne manque pas non plus d'esprit. Avec la dernière lettre revient alors la première comme le verre d'alcool, tandis que le vol en zigzag de la mouche répond aux trois excitants de la tique. Il zigzague et fait mouche en reliant la mouche au sage zen et le zen au nez, ce Z inversé. Le zigzag est en vérité le dernier mot, le tout dernier, celui qui éclaire peut-être le mouvement élémentaire présidant à la création du monde comme de toute pensée, celui qui relie la mouche et le sage zen comme, dans Mille Plateaux, s'agencent la guêpe et l'orchidée.
Avec le Z, la pensée renoue en effet avec son étonnement initial dont parlait Socrate, le thaumazein, l'éclair comme celui de Zeus, cet autre Z qui est celui de la bifurcation et du foudroiement.
Deleuze y revient une dernière fois comme si c'était la première. La philosophie ne se préoccupe pas d'universaux. Son souci consiste à rapporter des ensembles de singularités, à créer des agencements que soutiennent des singularités disparates comme on parle de potentiels en physique. Un concept lui revient, déployé à l'époque de Différence et répétition (1968), celui de précurseur sombre. Entre des intensités ou des potentiels, des réactions peuvent se produire en fulgurant comme la foudre, et que précède le précurseur sombre qui en donne le tracé négatif ou virtuel.
La mouche vole en zigzag, le sage zen distribue à son disciple ses coups de bâton, le précurseur sombre annonce virtuellement le foudroiement de l'éclair, celui du Big Bang ou de l'idée.
« Un jour peut-être, le siècle sera deleuzien », avait prophétisé Michel Foucault. Deleuze serait-il le précurseur sombre de notre temps, mais pour autant seulement que sa pensée pourrait aider à contrevenir à l'épaississement de ses assombrissements ? Ce qui est certain est la puissance des affects que soulèvent ses concepts, cette vie plus grande que la sienne et dont les derniers mots de L'Abécédaire reviennent à la petite équipe de tournage, les mots simples des remerciements pour le bonheur d'avoir entrepris cette émission de télé, et pour la gentillesse de ceux qui l'auront écouté.
À nous, il ne reste plus qu'à bifurquer, encore et toujours, à recommencer toutes les bifurcations nécessaires à faire fourcher la langue venimeuse et noire de la fin de l'Histoire, pour la faire proliférer par le milieu depuis la ligne de fuite de nos devenirs-minoritaires et révolutionnaires.