« A Short Story » de Bi Gan : Le train du souvenir
Dans A Short Story de Bi Gan, la chambre semble condamnée à l’oubli. Elle doit se mettre à bouger pour que le souvenir se réincarne. Le passé et le présent ne sont pas des entités figées mais des trains en aller-retour constant : le souvenir se retrouve à condition de se mettre en marche vers lui et de lui ouvrir la porte.
« A Short Story », un film de Bi Gan (2022)
Il était une fois un chat qui se mettait en route pour chercher la réponse à une question qui l’obsédait. C’est une quête similaire qu’expérimentent les spectateurs de Bi Gan, cinéaste chinois révélé avec Kaili Blues (2015) et Un grand voyage vers la nuit (2018), des films dont la narration défie toute rationalité, mais qui possèdent un pouvoir d’envoûtement certain pour ceux qui parviennent à franchir le seuil de la porte. Son nouveau court-métrage A Short Story ne déroge pas à la règle. Nous ne tenterons pas de donner une signification à ce film, qui semble presque créer un nouveau mystère à chaque scène. Plus modestement, ce texte se propose de revenir sur une seule séquence, comme un court voyage non pas vers la nuit, mais vers une petite chambre dans laquelle certaines questions se sont mises à prendre chair devant nous.
La séquence est un plan fixe qui apparaît au milieu du court-métrage. Tenter de contextualiser et décrire ce qui s’y passe constitue déjà un défi en soi. Nous pouvons dire que le personnage principal est un chat parti à la recherche de trois personnes qui pourraient répondre à sa question : « Quelle est la chose la plus précieuse au monde ? ». Sa deuxième rencontre est une jeune femme en train de manger dans sa chambre. La voix-off précise qu’elle est amnésique, puis le personnage déclare que la chose la plus précieuse pour elle est une lettre d’un être aimé, dont elle a oublié le contenu. Le chat apparaît ensuite dans le miroir derrière elle : il fait apparaître une lumière. La voix off indique qu’il offre un de ses yeux à l’amnésique et que « l’œil d’un chat a le pouvoir de consoler les âmes ». On toque à la porte, elle va ouvrir, et la séquence prend une autre dimension : la chambre est en fait un wagon posé sur des rails, il se met en mouvement et révèle tout un paysage inattendu. Simultanément, une voix « se mit à lire le contenu oublié de la lettre ».
A Short Story pourrait ne tenir que sur cette seule séquence, qui compose un monde en soi, existant uniquement par les moyens du cinéma. Un monde où se mélangent une maison et un train à travers la recherche du souvenir. Une chambre-wagon, qui devient le terrain d’une association inattendue entre fixité et mouvement. Nous pensions être dans le foyer rassurant de l’espace intime, ce qui ne bouge pas, ce qui résiste aux changements venus de l’extérieur. Erreur : la maison est mobile. La chambre fixe semble condamnée à l’oubli ; il faut qu’elle se mette à bouger pour que le souvenir se réincarne. Il pourrait y avoir là un écho de la mémoire proustienne : dans les premières pages de Du Côté de chez Swann, le narrateur se souvient de toutes les chambres où il a dormi en écrivant que « Peut-être l’immobilité des choses autour de nous leur est-elle imposée par notre certitude que ce sont elles et non pas d’autres, par l’immobilité de notre pensée en face d’elles » avant de faire l’expérience d’une mémoire sensitive et sans cesse en mouvement. Bi Gan nous invite peut-être à un voyage similaire, à nous mouvoir à la recherche du souvenir. La chambre n’a jamais été fixe, elle était posée sur les rails depuis le début. Elle n’est immobile que si nous y restons assis. De même, le passé et le présent ne sont pas des entités figées mais des trains en aller-retour constant. Le souvenir se retrouve à condition de se mettre en marche vers lui et de lui ouvrir la porte.
La mémoire devient également question de regard, puisque c’est en regardant pour la première fois au dehors que la lettre oubliée se fait entendre, puisque c’est en recevant l’œil d’un chat que l’amnésie se guérit. Une épreuve de regard qui peut inviter à faire également de cette femme une spectatrice de cinéma. En la voyant s’avancer, ouvrir la porte, et, de dos, contempler un horizon jusque-là inattendu, la mémoire du spectateur est tentée de retrouver une des images les plus iconiques de l’histoire du cinéma : l’ouverture de La Prisonnière du Désert de John Ford (1956). Une femme y ouvrait la porte de sa maison au désert mythique du Far West, pour y regarder une silhouette, pour s’apprêter à retrouver un fantôme de son passé. Cette citation, volontaire ou non, s’intègre aisément dans A Short Story, par ailleurs traversé par de nombreux motifs méta-cinématographiques : écrans, miroirs, scène de théâtre. De plus, l’imaginaire du train renvoie toujours un peu à l’origine du cinéma, un lien déjà convoqué dans Kaili Blues avec une image de train fantôme projetée sur le mur d’une maison. Bi Gan cherche peut-être à convoquer le cinéma, ou l’art en général, comme véhicules capables de mettre en mouvement notre regard vers nos souvenirs.
A Short Story ne donne pas de réponse à la question du chat. Peut-être que le bien le plus précieux est la mémoire, une mémoire en mouvement à réincarner sans cesse. Peut-être que les films sont des lettres d’amour oubliées qui attendaient d’être retrouvées.