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Oscar Isaac, Jessica Chastain et Albert Brooks sur les quais à la fin de A Most Violent Year
Le Majeur en crise

« A Most Violent Year » de J.C. Chandor : Le Far West n’est pas si loin

Louis Leconte
A Most Violent Year porte un coup décisif à l’idéologie diffusée par la forme hollywoodienne dominante. À travers son personnage principal d’entrepreneur obsessionnel et d’une description méticuleuse des intérêts de classes, J.C. Chandor révèle la séduction perverse d’une esthétique absorbante qui a si souvent servi à nous rendre désirable des rapports au monde nauséabonds.
Louis Leconte

« A Most Violent Year », un film de J.C. Chandor (2014)

Je ne comprends pas ce que tu veux dire, répond Abel (Oscar Isaac) à son associé lorsque ce dernier lui demande avec insistance s’il a déjà réfléchi aux raisons qui le poussent à vouloir « tout ça », pointant le petit empire industriel de dérivés pétrolifères qu’Abel a passé l’essentiel de son énergie vitale à faire prospérer ces dernières années. Voilà donc le personnage principal d'A Most Violent Year incapable de motiver cette grande dépense énergétique, cette mise en mouvement perpétuellement renouvelée contre vents et marées, tendue vers l’unique objectif d’accroissement de l’activité productive. Cet entrepreneur intelligent ne parvient pas à saisir les implications d’une telle question, celle-ci dépasse ses capacités de compréhension sans pour autant perturber son système ; il est indifférent à ce qui excède son programme. Car Abel est programmé pour entreprendre, conditionné pour aller toujours de l’avant ; il le dira lui-même à un jeune banquier impertinent : il est (physiquement) incapable de rester à la même place. Abel est une pure énergie cinétique, propulsée et alimentée par le milieu dans lequel il évolue : le capitalisme frénétique des années quatre-vingt à New-York.

Ceci est établi dès l’ouverture d’A Most Violent Year : d’un écran noir perce le son d’une respiration cadencée et soumise à l’effort, instituant d’emblée comme centrale l’idée de dépense énergétique. Au son succède alors l’image : un plan d’une bande de bitume cadré en plongée et défilant de haut en bas sous l’effet d’un rapide travelling avant de la caméra ; à l’idée de dépense énergétique s’associe alors celle du flux et d’un mouvement continu vers l’avant, puis de l’inscription du sujet dans son milieu. Car le rythme de la respiration d’Abel se confond avec celui de la musique extradiégétique qui s’ajoute progressivement au plan, produisant la sensation d’une cohésion parfaite entre le sujet et le système plus vaste dans lequel il est pris (la musique extradiégétique est l’expression du système-film qui enserre le personnage). La course d’Abel est ensuite mise en relation par le montage avec la circulation des camions de son entreprise dans des rues désertiques et d’un bateau-citerne naviguant sur les eaux New-Yorkaises. La ville est ainsi d’abord considérée comme un agencement de voies de circulations qui orientent des flux, à la fois physiques et économiques. La mise en mouvement d’Abel, de ses camions, et du bateau relèvent d’un même principe d’énergie mise au service du marchand, d’une énergie mise à profit. Le format cinémascope sert alors à embrasser la circulation de ces flux dans le milieu qui les catalyse. La ville n’est pas réduite à ses coordonnées physiques, elle est un milieu organique dont les flux vitaux sont avant tout économiques.

Appartenance chromatique

L’idée selon laquelle Abel est une émanation chimiquement pure de son environnement est traduite d’un point de vue sensoriel par la gestion chromatique de l’image. Par la conjonction des choix de décors et de photographie, l’image de A Most Violent Year est dominée par des tons ocres voire pastels, des couleurs claires et délavées à dominante jaune-beige dans lesquelles Abel - habillé de son long manteau beige - s’intègre parfaitement. Le personnage principal se fond dans la gamme chromatique de l’image, donc dans son milieu. Et il n’est pas le seul : plusieurs personnages portent les couleurs de leur environnement comme signe d’une fonction (le leader syndicaliste des conducteurs paré d’une veste verte comme les camions), d’un ancrage domestique (la femme de Julian au pull rose comme les murs de son appartement), ou d’une appartenance à des milieux interlopes (les habits gris de l’associé mafieux d’Abel qui le fondent dans la pénombre d’une cave mal éclairée lorsqu’il converse avec le leader syndicaliste à propos du fait d’armer les conducteurs). Comme la séquence d’ouverture, la gestion de la couleur dans A Most Violent Year pointe donc clairement vers une volonté de ne pas séparer milieu et individus, mais de les considérer au contraire comme intrinsèquement liés.

Rapports de forces et résistances

Abel est constamment engagé dans des rapports de forces avec les différents groupes qui composent son milieu, et qui tous se cramponnent à leurs intérêts propres : le leader syndicaliste, le procureur ambitieux, le banquier frileux, les concurrents jaloux, etc. La société dans laquelle il évolue est cet agglomérat de groupes d’intérêts collaborant ou s’opposant en fonction d’où souffle le vent ; elle est tout entière régie par des logiques territoriales à maintenir ou à conquérir (économique pour Abel et ses concurrents, politique pour le procureur, d’influence pour le leader syndicaliste). S’ils peuvent être corporatistes, ces intérêts répondent plus fondamentalement à des logiques de classes. C’est ce qu’illustre l’une des séquences les plus brillantes du film dans laquelle Julian, l’un des conducteurs de l’entreprise d’Abel, finit par fuir la police avec les deux braqueurs qui en avaient après son chargement. Cette séquence dissout l’apparente opposition entre Julian et ses braqueurs pour révéler leur appartenance commune à la classe des précaires. La violence mise en exergue par le titre du film n’est pas celle des effusions de sang, complaisamment reconduite par certains films de gangsters et autres westerns (nous y reviendrons), elle est inhérente au fonctionnement d’une société arcboutée sur des logiques de profit. Et le propre de cette violence sociale est d’être asymétrique : ce sont toujours les classes précaires qui en prennent la plus grande part.

C’est ce que nous rappelle la séquence finale, dans laquelle Julian joue le rôle de fusible : c’est lui, digne représentant de la classe laborieuse, qui a subit la plus forte violence et qui est dès lors condamné à sauter pour permettre au happy end industriel d’advenir, et donc au système de perdurer. Lorsque Julian se tire une balle dans la tête, un contrechamp rapide cadre la réaction d’Abel, laissant le corps de Julian hors-champ. Apparaît alors le son d’un liquide visqueux qui s’écoule et que l’on associe spontanément à l’image dérobée de la cervelle libérée de Julian, avant qu’un raccord ne nous révèle qu’il s’agisse en réalité de fioul se déversant d’une cuve perforée par la balle perdue. Cette confusion organisée par le son élabore une analogie, certes un brin trop didactique, entre le sang et le fioul comme métonymie de l’exploitation productiviste – analogie que l’on retrouvait déjà dans There Will Be Blood de Paul Thomas Anderson.

Oscar Isaac, Ben Rosenfield et Nick Bailey lors de la séance de formation dans A Most Violent Year
© SquareOne/Universum - Photo fournie par StudioCanal

Mais surtout, cette scène entremêle détente énergétique (le coup de feu), violence et libération de flux (le fioul, le sang), entérinant une logique générale qui parcourt tout le récit. En effet, forces et flux s’y confondent, leur circulation soi-disant désentravée par le libre marché se heurte à la résistance des corps. Ces corps sont pris dans un cycle sans fin d’accumulation puis de décompression. Chez Julian, le cycle tourne court : il évacue la moindre pression, souvent par la course et la fuite. Abel quant à lui se distingue par une capacité d’accumulation hors-norme : il subit des pressions de toutes parts et accumule les frustrations qu’il n’évacue qu’à de très rares occasions. Outre les différentes scènes de course à pied (activité qui semble lui assurer une quantité régulière de dépense énergétique), une seule occurrence montre Abel évacuer la tension accumulée : lorsqu’il poursuit puis tabasse l’homme qui a tenté de voler l’un de ses camions. A Most Violent Year porte dès lors l’intuition suivante : si cette logique dialectique d’accumulation et de décompression est inévitable dans un milieu dont les forces agissantes ne répondent qu’à une logique de profit, peut-être que les différentes crises du capitalisme ne sont pas des évènements exogènes donc évitables, mais participent fondamentalement de son fonctionnement interne.

Hollywood, séduction et idéologie

Si Abel apparaît comme une émanation chimiquement pure de son environnement, c’est au sens où il fait sienne la pulsion productiviste en germe dans le milieu avec une volonté radicalement inébranlable, accompagnée d’une conviction farouche en sa droiture (qui flirte parfois avec le délire mégalo). Aucune difficulté ne viendra à bout de sa persévérance, aucune contrevenue ne le fera céder aux injonctions des plus faibles qui cherchent à entamer son éthique soi-disant irréprochable. Abel plie mais ne rompt pas, et cette abnégation face à l’adversité finit par rendre le personnage aimable, voire désirable. Et ce d’autant qu’il fait preuve d’une grande capacité de séduction. Il suffit pour s’en convaincre de regarder la séquence dans laquelle Abel forme ses jeunes commerciaux aux techniques de ventes : le commercial est un séducteur, et Abel est indéniablement le meilleur d’entre eux. Mais dans la séduction d’apparat du personnage, dans son inébranlable volonté de croissance comme dans sa droiture maladive se cache une perversité qui ne peut échapper au spectateur bien qu’elle ne soit pas traitée frontalement. Il s’agit d’une perversité diffuse qui entre en tension avec la désirabilité de la fiction.

C’est là le grand coup formel porté par A Most Violent Year : mettre en évidence l’idéologie au travail dans la forme hollywoodienne dominante - séduisante et absorbante -, et réinvestir politiquement cette forme canonique dépolitisée. Le pouvoir séducteur de la mise en scène de A Most Violent Year (cadrages flatteurs et magnifiant, photographie léchée, grande clarté du découpage, jeux d’ombres et de lumière) fait écho au pouvoir de séduction d’Abel lui-même ; il le redouble, le prolonge, et en retour, se révèle pour ce qu’il est. La perversité qui transparaît chez le personnage entre en conflit avec son pouvoir séducteur, et plus généralement avec le pouvoir séducteur de la mise en scène ; se matérialise alors quelque chose comme un trouble dans la séduction. De la prise de conscience par le spectateur d’avoir succombé à ce charme vénéneux naît un malaise, c’est ce malaise ressenti qui lui révèle la perversité de la séduction absorbante du cinéma hollywoodien majoritaire, qui a si souvent servi à nous rendre désirable des rapports aux monde nauséabonds dictés par l’idéologie dominante, capitaliste et patriarcale (fantasme du self-made man, élévation de la liberté économique en valeur cardinale, exaltation de la violence virile, etc.).

En outre, A Most Violent Year rend compte de la façon dont cette idéologie colonise les corps et pervertit les relations sociales. Aucune relation, aucune interaction entre les personnages qui ne soit prise dans les impératifs du business : Abel ne réconforte Julian que dans l’optique de le remettre en selle, il n’entre en contact avec son petit frère que pour régler ses problèmes de liquidité, et puisque ses enfants n’ont aucun rôle à jouer dans son entreprise, il ne les voit jamais. La vie de couple n’est pas épargnée : entre Abel et Anna, le lien professionnel semble prévaloir sur le lien marital ; tous leurs échanges concernent les besoins de l’entreprise familiale. Même leur vie érotique semble déterminée par leur capacité à faire face à l’adversité professionnelle (ce sont à chaque fois des conversations liées au travail qui engagent leurs étreintes). Les pulsions marchandes absorbent tout, elles écrasent la vie de tout leur poids.

Enfin, A Most Violent Year est politique en ce qu’il ramène la violence des marges vers le centre de la société. Comme évoqué précédemment, la violence fondamentale se niche dans l’idéologie de la croissance et de l’exploitation débridée qui régit la société dans son ensemble, non pas seulement dans les éventuels phénomènes de violence spectaculaire que cette société charrie (et qui souvent ne sont qu’une conséquence de sa violence structurante). Ainsi, lorsque la séquence de réunion entre les différents acteurs du marché du fioul dans un restaurant brumeux convoque l’imagerie des films de gangsters de Martin Scorsese ou Francis Ford Coppola, ce n’est pas gratuit : elle absorbe de ces références la substance fantasmatique de violence et d’abus pour l’associer non plus aux marges du système (la mafia, les gangsters évoluant dans l’ombre de la société), mais à ses éléments centraux (les forces actives de la distribution de matière énergétique). De même, les nombreux rappels au genre western, en particulier via un motif musical récurrent dans le style de Morricone, imbibent le milieu de A Most Violent Year d’une qualité de chaos anarchique propre à ce genre décisif du cinéma hollywoodien. De fait, du milieu entropique régi par la confrontation et les logiques de pouvoir et d’intérêts personnels que dépeint A Most Violent Year, le Far West n'est pas si loin.