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Viggo Mortensen dans son bar dans A History of Violence
Rayon vert

« A History of Violence » de David Cronenberg : Le secret derrière la porte

David Fonseca
A History of Violence de David Cronenberg ne raconte pas simplement que la barbarie n'est jamais très loin. Elle est au plus proche. Elle fait mouche. Elle est en nous. Elle fait nous. La civilisation n'est que sa camisole de force, dont il fallait encore défaire toutes les coutures dans un film qui ébroue d'autant plus que sa facture est classique.
David Fonseca

 
 

« Je n’ai plus de point d’appui, plus de base… je me cherche je ne sais où »
Antonin Artaud, Fragments d'un Journal d'Enfer

 
 

« A History of Violence », un film de David Cronenberg (2005)

Deux hommes patibulaires sortent d'un motel. Ils gagnent leur véhicule pour refaire le trajet à l'envers, repartir vers l'Est dit l'un d'eux, reprendre la route, la jonchée des cadavres, déplacer les frontières, découvrir le secret de son Ouest, ce qui fait son identité, dans une sorte de néo-western vertigogineux, à tendance thriller. S'en aller vers Philadelphie, là où sont nés les États-Unis.

En un premier mouvement, le complot des assis est défait, nos attentes déjouées. Un travelling latéral désordonne le cap, s'arrête sur une porte de laquelle sont vomis les deux criminels. Une porte qui s'ouvre, qui se referme. Quel est donc le secret derrière la porte, que filmait déjà en 1946 Fritz Lang, racontant l'histoire d'une riche héritière, mariée à un homme dont l'étrangeté se manifestait bientôt ? David Cronenberg en reprend le fil, mais débarrassé du baroque et du fantastique de Fritz Lang. Dans A History of Violence, l'étrange a le visage de l'ordinaire. Tom Stall, incarné à l'écran par Viggo Mortensen, est le héros du film dont la paisibilité est rendue intranquille par le premier mouvement du film, qui fait bouger tous les arrières-pays, des codes du genre au cinéma jusqu'à l'identité des individus, pour déjouer le pacte de confiance avec le spectateur, que David Cronenberg rompt en permanence. Une rupture d'autant plus brutale qu'elle se déroule sous les augures d'une mise en scène classique.

Première rupture de confiance, en forme d'avertissement. Les portes ouvertes ne comptent pas moins de mystère que celles qui sont fermées. Passé le seuil, la mort guette partout. Premier coup de force, sous forme d'axiome : ce qui est caché est montré. Ventre ouvert, le mal se trouve parmi nous : Tom vit au grand jour avec sa famille, les deux assassins n'étant que la symbolisation de sa duplicité schizophrénique.

Deuxième rupture de confiance : si deux tueurs taciturnes sortent de la gueule du loup en guise d'ouverture du film, ils n'en seront pas moins sacrifiés dans son premier tiers. Deuxième coup de force axiomatique : celui qui règne sur le monde des morts n'en a pas l'apparence. Tom, l'homme paisible, est le loup des loups, le dieu-loup dans cette mythologie nordique dont vient lointainement Viggo Mortensen. Il est Apollon Lykeios, le maître des passages, dieu qui transforme les forces chaotiques des confréries de loups-garous dont viennent nos deux tueurs de l'adolescence vers l'âge adulte, qui dévoile le monde caché vers le découvert : parler de notre barbarie.

Troisième rupture de confiance, sous forme de dérivée axiomatique : le montage parallèle de l'arrivée de nos deux nécropathes filmée versus le quotidien d'une paisible famille d'américains moyens est un jeu de dupes en forme de miroir, qui inverse la droite de la gauche. La frontière attendue entre bourreaux et victimes, par réflexion, s'inversera. Tom offre autant sa joue gauche à la patoche qui le frappe qu'il possède la main droite du diable.

Quatrième rupture de confiance, axiomatriquée : les monstres de l'enfance sont les plus terribles. Ils se logent d'abord chez soi. Tom a beau rassurer sa fille au sortir d'un cauchemar, le monstre se trouve bien dans la pièce : son père.

Cinquième rupture de confiance, axiome au carré : s'offrir au plus grand nombre, notamment au marché nord-américain, comparativement à ses précédents films, ce ne sera pas pour autant renoncer à des effets d'échelle perturbants : si les rapports sexuels entre parents sont le grand absent du tout venant cinéma US, thriller compris, chez David Cronenberg les parents ont la langue drue qui pend, une fois les enfants endormis quand les fillettes sont liquidées froidement. Le tout débarrassé de sa gangue spectaculaire, sans effet de stylisation usuel : ni numérique, ni dilatation des durées, ni explosions, le feu qui couve durablement.

Sixième rupture de confiance, axiomatisée sèchement : au pays de la seconde chance et des reborn again, se refaire la santé n'est promis qu'à ceux qui y croiront volontiers, les contes pour enfants étant toujours les plus cruels. Tom, père de famille, a la normalité perturbante. Sa suprésence est symptomatique de l'effort colossal qu'il faudra toujours produire pour refluer Joey, le tueur en lui, sa barbarie.

Viggo Mortensen et Ed Harris au bar dans A History of Violence

Autant de frontières déplacées redessinent tous les territoires. Car si A History of Violence peut se lire comme une critique du cinéma américain, d’autant plus retors et subversif que sa facture paraît linéaire et classique, cette torsion des images de l’Amérique n’a évidemment pas une simple visée formelle. Les contenus idéologiques en sont déconstruits autant. Le thème n'est pas nouveau mais méritait la reprise, ce que montrait déjà Scorsese dans son Voyage à travers le cinéma américain, à propos de l'effet de disruption provoqué par l'arrivée du film noir : le mal n'est pas une menace externe, ce préalable au fondement même de la fiction américaine, mais interne, d'où suppure toute la politique étrangère busho-états-unienne de l'époque du film, post-11 Septembre 2001.

Tous ces bouleversements font sens et direction dans A History of Violence. Tom est du type schizophrénique simple. Une étrange « maladie » qui n’a guère de symptômes.Tom conserve un excellent fonctionnement des facultés physiques et psychiques classiques. Sa schizophrénie est une pathologie de l'assemblage, pour un pays qui compte cinquante États, un district et d'autres territoires, les USA comme image-monde, précisément, qu'explore sur le fond comme sur la forme David Cronenberg. Une exploration telle qu'à forer il révèle la vérité de son diamant. La violence, en son déchaînement barbare, ne nous serait pas étrangère. Le barbare ne serait pas un autre. Il serait un nôtre. La civilisation ne pourrait pas nous en protéger. Elle lui serait consubstantielle.

Homère l'avait dit, déjà. Dans l’Iliade, on trouve la première trace du terme, qui désigne parmi les adversaires des Grecs les « Cariens barbarophones ». L'adjectif forge les origines bien connues du mot. Il renvoie à une sorte d’onomatopée, dans le but de retranscrire l’accent guttural de ces fameux Cariens qui parlaient pourtant grec. Dans sa Généalogie des barbares, Roger Pol-Droit insiste sur l’existence de cette langue commune. Même si le barbare l’écorche et la déforme, elle permet de nuancer une vision très dualiste d’un monde dans lequel un peuple serait le reflet inversé et monstrueux d’un autre. Tom est aussi son propre Carien. Il est autant Joey que Joey est Tom. Ils sont coprésents, voisinant en une sorte d'hybride étrangement ordinaire. 

Toujours selon Roger Pol-Droit, ce sont les Romains qui vont donner à ce terme le sens extrême qu’on lui connaît aujourd’hui pour le rendre synonyme d’un manque d’humanité… Pour eux, tout ce qui fait partie de l’Empire romain à la fois comme territoire, mais aussi comme concept de civilisation relève de l’humanitas. À l'inverse, tout ce qui refuse l’autorité et les lumières de Rome relève de la feritas, d’une férocité quasi bestiale. Une férocité qui n’est pas, cependant, le monopole de peuplades étrangères, désignées par le mot barbaricum, mais qui constitue une part de chaque individu, citoyens romains compris. Le barbare serait partout. Tom/Joey, un romain parmi nous.

L'erreur serait donc de renvoyer la barbarie hors du cercle de la civilisation. Il faudrait au contraire la comprendre comme telle, raconte A History of Violence. À cette condition, la barbarie n'apparaîtra plus alors comme un long et étrange cauchemar mais comme un tissu complexe d'acteurs et de phénomènes qui font plus que jamais partie de notre monde. Pour preuve, si « a history of violence » est d'abord une expression figée qui signifie qu’un individu a déjà des antécédents judiciaires, dans le film, l’histoire du titre est aussi la grande histoire, celle d’une nation et des mythes qu’elle se raconte, qui consiste à dénuder des mécanismes à l’œuvre et les rapporte toujours à leur origine. Mais la violence, c’est aussi des histoires (à savoir des récits), et peut-être même toute histoire, celle de la barbarie comprise.

Pour autant, David Cronenberg ne théorise jamais la violence comme forme suprême du mal en son déchaînement. Le film est tout entier construit sur un point aveugle. Il s’agit de l’explication, systématiquement éludée, de la bascule de Joey (tueur) en Tom (père de famille). La violence, pour lui, est un enchaînement mécanique de gestes, une pure technique. Chacun autour de lui s’efforce d’arrimer cette compétence à une histoire, un roman familial dont on n’échappe pas : son frère qui ne lui pardonne pas sa mue, son épouse et son fils qui ne lui pardonnent pas son passé. Personne ne croit à sa petite révolution schizophrénique. Sauf le film, qui en prend acte sans vouloir l’expliquer. À cette bascule, il suffit de croire par principe ou, plus précisément, sur la seule foi d’un beau visage – la pure face de Viggo Mortensen. Dans cet étrange miroir de tête, plus changeant qu’un ciel d’automne, chacun ne semble jamais lire en reflet que son propre degré de bonté ou de barbarie.

Une manière de réécrire l’histoire de la violence sans y apporter le mot de la fin. Une manière de dire qu'il n'y aura jamais de fin. Car Tom/Joey est à la fois le représentant de la justice (il répond par légitime défense) et de la force. Mais s’il est, par excellence, le héros civilisateur, à la fois gardien et garant de l’ordre social (sa famille, métonymiquement, celui de tout un pays), l’être le plus civilisé, il est en même temps le plus sauvage, en deçà et au-delà de la loi. Il est paradoxalement la source de toute la civilité et de toute la violence licite qui peut s’exercer. Il est un être des intervalles comme des interfaces. Qui fixe les vertiges. Habite l'impossible. S’amoncelle comme le tonnerre sur son bord. C’est Ulysse qui se déguise en mendiant, mais n’oublie jamais qu’il est Ulysse, ce qu’il rappellera aux prétendants dans le langage de la violence, l’épée haute. Tom/Joey n'est finalement rien que cela : un homme.

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