« A Different Man » d’Aaron Schimberg : L'acteur démasqué
Convoquant des références et influences aussi nobles et éparses que David Lynch, Tsai Ming-liang, La Belle et la bête ou encore Cyrano de Bergerac, A Different Man d'Aaron Schimberg dépasse le récit psychanalytique de remplacement et son aspect autobiographique crypté pour charrier une réflexion sur l'acteur et son (sur)jeu, en regard de ce qu'impliquent aujourd'hui les performances dites "à Oscars" d'acteurs grimés à contre-emploi, en termes d'éthique et de représentativité.
« A Different Man », un film d'Aaron Schimberg (2023)
A Different Man s'ouvre sur Edward, un homme défiguré qui vit seul à New York dans un appartement à moitié insalubre où il tente tant bien que mal de gagner sa vie comme acteur, notamment dans des films d’entreprises à destination des employés ayant du mal à socialiser avec leurs collègues défigurés. Il a en outre des sentiments naissants pour sa voisine de pallier, la belle Ingrid, aspirante dramaturge. Suite à un traitement expérimental, Edward parvient littéralement à changer de tête - ou à retrouver son aspect original, on ne le saura jamais vraiment - et par là même d’identité. Il fait alors passer Edward pour mort et devient Guy Moratz, vendeur immobilier, mais n'a pas véritablement changé de personnalité, conservant une timidité et une gaucherie liée à son aspect physique précédent. Quand il se rend compte qu’Ingrid a écrit une pièce de théâtre sur Edward, il postule en tant que Guy pour s’interpréter lui-même, devant donc mettre une prothèse faciale pour les répétitions. Mais avant le début des représentations, Guy/Edward se fait remplacer par Oswald, un homme défiguré à l’accent cockney à couper au couteau et au charisme ravageur, lequel ira d’ailleurs jusqu’à le remplacer dans le lit d’Ingrid.
Pour mettre en scène ce récit finalement assez classique de remplacement, à portée très psychanalytique, Aaron Schimberg, dont c’est le troisième long-métrage, ne lésine pas sur l’abattage de références et d’influences affichées, de la plus évidente à David Lynch jusqu’à Luis Buñuel, en passant par Carl Theodor Dreyer ou encore Tsai Ming-liang. Sans compter sur les références directes à des œuvres ayant contaminé l’inconscient collectif, comme La Belle et la Bête ou encore Cyrano de Bergerac, pour créer une mythologie autour de la condition d’Edward, son amour impossible pour Ingrid et sa transformation physique. Mais Aaron Schimberg se repose également sur une histoire résonnant avec des affects personnels voire strictement autobiographiques, étant lui-même atteint d’une défiguration partielle(1). On comprend dès lors que l’aspect psychanalytique dépasse le cadre des références et des influences parfois appuyées, parfois de l’ordre de la citation pure et simple. La défiguration est au centre de A Different Man au-delà de l’aspect même d’Edward et d’Oswald. Il s’agit véritablement de changer de tête, changer d’apparence, quand bien même il serait impossible de changer de personnalité. Schimberg met en scène des personnages qui ont la possibilité de changer de tête - Edward et Ingrid - et les met face à un personnage pour lequel c’est littéralement impossible - Oswald. Si les deux premiers ont beau changer d’apparence, ils doivent toujours composer avec une personnalité qui semble ne pas leur convenir à l’un comme à l’autre : Edward n’aimant pas son caractère timide et gauche, Ingrid n’arrivant pas à s’accepter comme écrivaine dramaturge. Oswald, au contraire, a une personnalité très forte, ancrée, avec une confiance en soi qui semble indéboulonnable. Le contraste entre Edward - devenu Guy - et Oswald est d’autant plus frappant qu’ils sont opposés autant sur le plan physique que sur ceux de la personnalité et de l’attitude.
Mais A Different Man met également en évidence un élément très réflexif quant à ce changement d’apparence physique. Quand Edward/Guy retrouve Ingrid, celle-ci a comme lui changé de tête - surtout de coiffure et de manière de s’habiller, en réalité. Mais c’est aussi par des moyens purement cinématographiques que ces deux-là ont pu changer de tête et d’apparence : Edward par l’intervention d’un élément fantastique - un remède miracle - et Ingrid par celui de l’ellipse. C’est donc le cinéma qui permet ce changement de tête quand bien même il ne serait qu’une pure projection de l’esprit pour l’auteur du film et pour le ou les personnage(s). À cet égard et à d’autres A Different Man n’est pas exempt de lourdeurs quant à son versant psychologique ou psychanalysant. Il charrie, entre autres, toute une dialectique de l’encombrement, à travers l’image de portes ou d’entrées qui sont bouchées. Dans l’immeuble où Edward habite au début du film et dans lequel emménage également Ingrid, escaliers et paliers sont toujours encombrés et les personnages éprouvent toujours des difficultés à passer à travers les portes pour une raison ou une autre. Ingrid refusera également à plusieurs reprises l’entrée de son appartement à un amant éconduit. Mais en dehors de cette symbolique sur-signifiante, A Different Man a également recours à des figures de l’art ou de l’histoire comme symboles plus ou moins limpides. Si la comparaison entre la pièce qu’écrit Ingrid sur sa rencontre avec Edward et La Belle et la Bête est à peu près évidente, voire attendue, l’évocation répétée, par l’image et par le dialogue, de la figure d’Abraham Lincoln est nettement plus absconse, notamment lorsque Guy/Edward évoque l’assassinat de celui-ci en l’imputant à (Lee Harvey) Oswald, avant d’être repris par Ingrid : Oswald n’a pas tué Lincoln, tout comme Oswald n’a pas tué Edward, quand bien même il l’aurait remplacé.
Il est bien question de remplacement dans A Different Man, un remplacement qui s’inscrit de manière réflexive dans la direction prise actuellement par les différents médiums visuels en termes de représentation des minorités. Signe des temps, un acteur en vogue (Sebastian Stan) jouant avec moult maquillage et minauderies le rôle d’un homme défiguré se voit remplacé dans l’intrigue du film qui lui sert de terrain de jeu par un acteur véritablement défiguré (Adam Pearson). À l’intérieur de la diégèse du film, Edward, aspirant acteur professionnel, se voit remplacé par Oswald, total amateur que son charisme naturel propulse au-devant de la scène en dépit de son apparence physique. Cet élément n’est pas anodin : même dans le cinéma « indépendant » à velléité commerciale - le film est tout de même produit par A24 -, le temps n’est plus au faux. On préférera à un acteur-roi en quête d’Oscars une « figure » issue du peuple - cfr. l’accent cockney d’Adam Pearson.
Ironie du sort, Sebastian Stan qui joue ici le rôle d’Edward a préalablement pratiqué l’art du déguisement, non seulement en incarnant le Soldat d’Hiver, un des super-héros de l’écurie Marvel, mais aussi et surtout en jouant le rôle de deux personnages célèbres vivants, d’abord le batteur de Mötley Crüe Tommy Lee - dans la série Pam and Tommy - et surtout celui de Donald Trump dans The Apprentice d’Ali Abassi. Il y a encore quelques années, les prestations de Sebastian Stan en Donald Trump ou en Edward lui auraient valu à coup sûr une nomination aux Oscars et à d’autres cérémonies de prix auto-congratulatoires. Pas sûr que cela soit aussi évident en 2024 - surtout concernant le rôle d’Edward -, même s’il ne faut jurer de rien. Pourtant, ces cérémonies ont toujours été friandes de performances vociférantes d’acteurs-stars grimés à contre-emploi. Mais dans A Different Man, ce forme de performance est « déconstruite » par le film à mi-parcours, puisque la supercherie du grimage est révélée par l’élément fantastique du scénario : le traitement miracle expérimenté sur Edward permet d’effectuer sur Sebastian Stan une opération de démaquillage en direct. Il s’enlève lui-même son visage défiguré pour ce qu’il est, des couches de maquillage et de latex.
Dans Le Dernier de la liste, un assez mauvais film de John Huston (The List of Adrian Messenger, 1963), toute une série d’acteurs américains, des vraies stars de l’époque pour le coup, s’adonnaient à un exercice de sale gosse, à savoir jouer des personnages improbables dissimulés sous des couches et des couches de maquillage. À la toute fin du film, après la résolution de l’intrigue tirée par les cheveux et avant le générique de fin, Kirk Douglas, Tony Curtis, Burt Lancaster, Robert Mitchum et Frank Sinatra se démasquaient face à la caméra pour afficher le tour pendable qu’ils avaient joué au spectateur. Les grimages de matrone acariâtre, de pêcheur bourru, de gitan vérolé ou encore d’invalide barbu étaient enlevés par ces acteurs sympathiques, affichant leurs sourires légendaires tout en retirant énergiquement les morceaux de colle récalcitrants. Douglas, en particulier, semblait très énervé par ceux-ci, derrière le sourire éclatant. Dans A Different Man, Sebastian Stan n’attend pas la fin du film pour se libérer de son maquillage momifiant, comme s’il étouffait derrière celui-ci, qu’il ne pouvait plus se dissimuler plus longtemps derrière.
Plus tard, ce visage boursouflé ne sera plus pour l’acteur qu’un masque d’Halloween dont on voit les accroches. Et lors d’une répétition de la pièce d’Ingrid, la tentative de maquillage à bon marché concocté par la production à coût réduit d’Off-Broadway tombera en lambeaux durant une scène à cause de l’interprétation un peu trop physique du pauvre Guy/Edward. Après avoir été évincé de la pièce, il tentera encore de jouer le défiguré avec son masque de manière grotesque, éructant et gesticulant, en imitant lourdement l’accent anglais populaire d’Oswald, dans une tentative désespérée d’attirer l’attention, ce qui devrait normalement ruiner toutes ses chances d’obtenir un Oscar ou un Golden Globe. Non pas que l’acteur soit mauvais mais bien que son incursion volontaire dans le grotesque et le surjeu l’éloigne logiquement des canons de jeu classique habituellement plébiscités par ce type de remises de prix. A contrario, l’acteur l’ayant remplacé, le fameux Adam Pearson - découvert notamment dans Under the Skin de Jonathan Glazer -, dans le rôle d’Oswald, pourrait obtenir les suffrages, même si l’aspect figé bien réel de son visage l’empêche factuellement d’exprimer par celui-ci des émotions. Mais le jeu vocal et corporel de l’acteur suffirait à le rendre plus crédible qu’un acteur « beau » jouant à la bête pour obtenir un prix. Alors que, si l’on s’en tient au résultat, la performance de l’un côtoie celle de l’autre dans un même registre charriant la farce, le grotesque, l’exagération sympathique.
A Different Man va assez loin dans la mise en abyme de cette surinterprétation de l’acteur et de la superposition de couches, presque jusqu’à l’infini. Dans une scène quasi parodique, Oswald, Edward et Ingrid se retrouvent face à un acteur « bankable » (Michael Shannon), devant incarner le rôle d’Edward dans une version plus onéreuse de la pièce d’Ingrid - potentiellement une adaptation cinématographique. Oswald fait remarquer que son interprétation d’Edward est basée sur celle de Guy, et celle de Shannon sera donc une dégénérescence de l’interprétation d’Oswald, dégénérée de celle de Guy, elle-même basée sur son propre vécu en tant qu’Edward. À la toute fin du film, des années plus tard, on apprendra au détour d’une réplique d’Oswald que cette énième itération du personnage d’Edward n’aura jamais vu le jour, un peu comme si Schimberg mettait tout de même une barrière en tant que moraliste à la superposition de couches dégénérescentes du jeu d’acteur. Presque dans la foulée, Oswald dira à Guy qu’il n’a pas changé, ce à quoi celui-ci répondra par un sourire candide. Cette réplique finale est à double tranchant puisqu’il y a pourtant bel et bien eu du changement au sein du film. Plusieurs changements même, à répétition. Et si la remarque d’Oswald touche juste quant à la personnalité de Guy/Edward, laquelle n’a effectivement pas vraiment changée du début à la fin de A Different Man, elle met aussi en exergue le fait que derrière le masque et après les différents états par lequel sera passé le personnage, son interprète Sebastian Stan n’aura au fond pas bougé, il sera resté la même matière corporelle et de jeu, avant et après la transformation physique, après avoir été malmené par le film et par l’épreuve du jeu et du surjeu, après avoir été démasqué.
Notes