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Des spectateurs voyagent dans l'oeuvre VR A Conversation with the Sun d'Apichatpong Weerasethakul
Histoires de spectateurs

« A Conversation with the Sun » d'Apichatpong Weerasethakul : La grotte des rêves perdus

Guillaume Richard
A Conversation with the Sun, la première œuvre VR d'Apichatpong Weerasethakul, explore, par le rêve, la mémoire de la conscience humaine en prise avec son existence physique et le mystère de ses origines. Le visiteur plonge dans une grotte des rêves perdus où il peut se ressouvenir de ses rêves antérieurs ou, comme Oncle Boonmee, de ses vies passées, puisque notre corps garde secrètement la mémoire de son premier ancêtre.
Guillaume Richard

« A Conversation with the Sun », une œuvre VR d'Apichatpong Weerasethakul (2022)

La première œuvre VR d'Apichatpong Weerasethakul, A Conversation with the Sun, aurait pu prendre le nom d'un documentaire de Werner Herzog qui lui aurait parfaitement convenu : Cave of Forgotten Dreams, la grotte des rêves perdus, sorti en 2010. Celui-ci était de surcroît tourné et projeté en 3D, une technique certes différente mais antérieure à l'utilisation faite aujourd'hui de la réalité virtuelle. La grotte de Chauvet appelait d'elle-même l'usage de la troisième dimension puisque certaines peintures utilisent la surface des murs pour restituer des formes et des mouvements. Revenir dans ces grottes des premiers temps, où l’émergence de l'humanité s'est en partie décidée, à travers la réalité virtuelle et l'exploration de l'espace revient à approcher leur découverte originaire et ces toutes premières fois où notre conscience a élargi sa représentation du monde. Ce passage a une origine esthétique, il est la conséquence de l'évolution mais pas uniquement, car c'est dans les grottes que s'expérimentent les premiers pas d'une conscience libérée de son déterminisme biologique et physiologique. Cette question a toujours intéressé Apichatpong Weerasethakul et A Conversation with the Sun y retourne d'une manière bien précise : que se passe-t-il dans le monde des rêves où nous nous reconnectons à la matière première de l'univers qui nous constitue ? Qu'est-ce que la conscience (ou l'esprit) par rapport à cette matière dont elle est le prolongement ? A Conversation with the Sun plonge le visiteur dans ce mystère toujours irrésolu pour qu'il se ressouvienne de tous ses rêves antérieurs ou, comme Oncle Boonmee, de ses vies passées, puisque notre corps garde secrètement la mémoire de son premier ancêtre.

A Conversation with the Sun était présenté à Bruxelles au Palais des Beaux-Arts (Bozar) dans une salle située à l'étage. Après avoir gravi quelques escaliers, le visiteur est invité à patienter devant une porte en bois. L'attente est étrange, elle rappelle un examen, avec le trac qui l'accompagne. Pourtant, on devrait savoir que chaque œuvre d'Apichatpong Weerasethakul veut autant de bien à ses personnages qu'à ses spectateurs, le soin et les bienfaits de la méditation étant souvent recherchés au terme d'un voyage qui permet d'oublier les difficultés de la vie quotidienne. Quand les portes s'ouvrent, le visiteur traverse d'abord une salle sombre où il est invité à se déchausser, puis il pénètre dans une deuxième salle où les visiteurs précédents portent leur casque et sont plongés dans l'expérience. Un grand écran est installé au milieu sur lequel deux films sont projetés simultanément. Ils montrent le quotidien de deux personnages, un homme et une femme, ainsi que quelques installations dans la jungle, et ils se terminent par le même plan : les protagonistes s'endorment dans leur lit. C'est alors que les premiers visiteurs retirent leur casque et terminent leur voyage. Jusque-là, aucun indice de l'expérience n'est révélé. A Conversation with the Sun commence comme beaucoup de films d'Apichatpong Weerasethakul, à savoir dans la réalité matérielle et quotidienne, où quelques mystères sont certes évoqués, mais sans jamais basculer dans un autre monde.

À la sortie de la salle d’exposition et en remettant en perspective l'expérience vécue, on en vient inévitablement à se poser des questions sur la sensation éprouvée lors de la partie VR, et à la mettre en dialogue avec ce que l’on a pu observer préalablement de la réaction des spectateurs nous précédant, ceux qui déambulaient à nos côtés, casques sur la tête, durant une vingtaine de minutes. Car cette étrange cohabitation fait pleinement partie de l’expérience de A Conversation with the Sun. Il faut dans un premier temps composer avec cette présence à la fois perturbatrice et amusante de ces rêveurs éveillés qui déambulent (presque) sans avoir conscience de votre présence. Ces rêveurs, s’ils peuvent vérifier la présence des autres « dormeurs debout » par celle de ces points lumineux — ces étoiles gravitant autour du soleil — et donc éviter de les cogner dans leur état second, ne peuvent en aucun cas voir la position des expérimentateurs encore éveillés. Afin d’éviter toute collision, il est demandé préalablement aux seconds de tout faire pour éviter les premiers, de se décaler pour leur laisser le passage, ce qui les place bien entendu dans un équilibre constant entre contemplation du double écran central et état d’alerte, de surveillance quant aux expérimentateurs du rêve, un peu comme il faut rester vigilant avec de jeunes enfants évoluant ou jouant dans la même pièce que vous, quand bien même vous êtes en train de faire autre chose, comme par exemple de regarder un film.

En dernier recours, il y a aussi des surveillants officiels chargés d’éviter que le chemin des marcheurs éveillés ne croise celui des rêveurs et vice versa. Ainsi on peut presque avoir l’impression de se retrouver plongé dans un espace protégé, en compagnie de patients en proie à des délires les isolants du monde physique, surveillés par des infirmiers-soignants veillant à la fois à leur bien-être et à celui de leurs visiteurs. Cette donnée rend encore plus particulier le basculement d’un monde à un autre et il ne fait aucun doute que nous sommes dans une œuvre d'Apichatpong Weerasethakul : le visiteur entre comme un patient qui va expérimenter une nouvelle forme de méditation. Alors qu'on a pu observer certains déambulateurs se comportant comme de véritables « illuminés » — certains plus que d’autres évidemment —, on se retrouve à passer de l’autre côté, d’être à notre tour sujet à cette « illumination », et on ne peut que se demander si notre passage physique, le casque sur la tête, dans le monde éveillé est plus ou moins étrange que ceux observés préalablement.

Des spectateurs voyagent dans l'oeuvre VR A Conversation with the Sun d'Apichatpong Weerasethakul
© Theater Commons Tokyo '24 / photo : Shun Sato (Photo fournie par Bozar Brussels)

Mettre le casque provoque une première sensation étrange. Pour voir avec la meilleure netteté, il faut, selon chaque spectateur, l'ajuster jusqu'à étirer les muscles autour des yeux. On a ainsi l'impression de se retrouver dans la même position que Jenjira Pongpas à la fin de Cemetery of Splendour, sauf que ce n'est pas notre réalité qu'on va devoir regarder les yeux écarquillés, mais son origine invisible. Plusieurs écrans où dorment des hommes et des femmes apparaissent autour de nous dans une vision à 365°. L'écran central se met à disparaître. Une boule lumineuse qui s'avérera être le soleil surgit alors progressivement. On ne le sait pas encore, mais on est en train de descendre et de découvrir le soleil qui remonte vers le ciel au-dessus de nous. Tous les autres visiteurs apparaissent sous la forme d'un point lumineux : une étoile ou un atome, c'est au choix. A Conversation with the Sun va ensuite faire atterrir le visiteur dans une grotte, une de celles qui compte tant pour Apichatpong Weerasethakul. L'expérience, même si elle relève encore logiquement de l'animation numérique, impressionne par la force de son dispositif. Nous voilà probablement plongés quarante mille ans en arrière, au temps des premiers hommes qui contemplaient le mystère de la vie. Une peinture pariétale représentant un homme qui contemple le soleil renforce cette hypothèse(1), ainsi qu'une étrange figure humaine noire rencontrée lors de la remontée de la grotte vers le soleil. Mais peut-être sommes-nous aussi remontés beaucoup plus loin : quelque part dans les premiers temps l'histoire de la conscience elle-même quand elle n'avait pas encore pris une forme humaine.

L'élément le plus troublant de A Conversation with the Sun est l'apparition d'une statue-totem géante qu'on imagine mal être fabriquée de mains humaines. Elle est trop monumentale et ne correspond à aucune forme d'art préhistorique connue à ce jour. La grotte dans laquelle nous immerge Apichatpong Weerasethakul serait-elle extraterrestre ? L'hypothèse n'est pas à rejeter, surtout après Memoria. Ou bien s'agit-il d'un équivalent à l'homme du puits de la grotte de Lascaux ? À l'instar de celui-ci, la statue arbore un immense pénis en érection. En tout cas, le visiteur semble d'abord être passé du côté du rêve puisqu'il laisse derrière lui des personnages endormis. Or, le rêve, chez Weerasethakul, n'est jamais une allégorie séparée de la réalité qui relève uniquement de l'imaginaire. Il est connecté aux origines de l'homme et de la vie. Ainsi, A Conversation with the Sun explore sans doute, par le rêve, la mémoire de la conscience humaine en prise avec son existence matérielle, chimique et historique, constamment prise dans des entrelacs difficilement explicables dont il est seulement possible de faire ressentir le mystère. Voilà ce que réussit magistralement Apichatpong Weerasethakul avec A Conversation with the Sun, qui recrée les conditions spatio-temporelles d'une expérience originaire de pensée et de contemplation de l'univers. S'endormir et rêver revient à s'approcher des mystères que la conscience éveillée ne peut pas atteindre. Lorsqu'on retire notre casque VR, le retour à la réalité est tout aussi vertigineux. Celui-ci aura même laissé, à cause de la transpiration, des marques rouges sur notre visage, comme si on s'était brûlé à regarder trop près le soleil et le mystère de nos origines.
 


Texte écrit avec Thibaut Grégoire.

Photo de couverture fournie par Bozar : © Theater Commons Tokyo '24 / photo : Shun Sato
 

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