« A Chiara » de Jonas Carpignano : Le deuil des vivants
Avec A Chiara, Jonas Carpignano filme le travail de deuil des vivants. Le deuil n'est en effet pas qu'une relation qui nous lie à nos morts, il charpente nos vies où les vivants, eux aussi, passent comme des fantômes qu'il faut oublier : dans A Chiara, il faudra affronter la perte du père et d'une famille unie relativement insouciante.
« A Chiara », un film de Jonas Carpignano (2021)
A Chiara fait partie de ces films qui prennent le temps d'infuser. Sur le moment, il décoche plusieurs flèches droit dans le cœur de ceux et celles qui sont prêts à le recevoir pour ensuite hanter le spectateur selon les mêmes modalités que la jeune Chiara. L'affaire était pourtant mal engagée tant le film recycle certains clichés du cinéma psychologico-réaliste en se calquant sur l'identification et la restriction du point de vue au seul personnage principal, Chiara, une adolescente de 15 ans qui coule des jours heureux avec sa famille avant de voir sa vie basculer brutalement. Il est d'abord difficile pour un cinéphile pointu de ne pas rejeter le film pour ces raisons. Mais A Chiara va rapidement briser les lois de ce réalisme formaté pour travailler une porosité qui va laisser éclore au moins deux épiphanies qui valent à elles seules le détour.
Dès le prologue, le cliché de la scène musicale dansée ou chantée dans une fête, habituellement creux, se retrouve lié à l'idée du paradis perdu. Alors que de nombreux cinéastes roublards utilisent ce genre de scène pour "sauver" leur film ou en marquer l'aboutissement (tout à fait artificiel), Jonas Carpignano choisit de les répéter durant la fête d'anniversaire pour mieux souligner la perte imminente du bonheur familial et de l'innocence de l'enfance. Le prologue dure, les scènes musicales se succèdent et le cliché tombe. On pense évidemment ici à la grande fête du Parrain dont A Chiara récupère l'intensité pour cependant poursuivre sur un chemin inverse : la grande fresque mafieuse se voit réduite à une forme purement intime qui va se construire dans la tête de Chiara. Son père disparaît soudainement après la fête et personne ne veut lui en expliquer les raisons. Le spectateur plonge alors dans la tête de la jeune femme et le trouble commence à apparaître. Chiara a en effet des visions, un trou lumineux dans son salon, un mur en feu. Le récit entièrement réaliste bascule et un tout autre régime de réalité se met en place.
Chiara passe-t-elle l'entièreté du film à rêver ? A Chiara relève-t-il alors de la fantasmagorie ? Mieux : le film est le récit intimiste de l'inévitable deuil à venir et à faire, celui du père qui disparaît et du paradis familial désormais perdu. Claudio disparaît car il est recherché par la mafia du coin et la police. Pourquoi ne se cache-t-il pas dans le bunker situé sous la maison et que Chiara découvre à son insu ? On le retrouve plus tard dans un abri souterrain creusé au milieu d'une campagne noyée dans le brouillard, comme dans un mauvais rêve. Comment a-t-il pu installer un tel arsenal (dont des caméras de surveillance) dans un endroit pareil ? Claudio montre ensuite à sa fille le travail qu'il accomplit. La séquence est elle aussi improbable. Pourquoi Chiara assisterait-elle à ce trafic de drogue ? Cette parenthèse mafieuse auprès de son père pourrait n'avoir aucune consistance réaliste. Le spectateur baigne bien plutôt dans l'intimité de l'adolescente et du deuil auquel elle doit déjà se préparer. L'épiphanie est ici puissante car ce deuil à faire, cette perte, éclot comme une terrible épreuve à subir. Le refus du réalisme est une option offerte au spectateur et le film ne peut donc pas être réduit à un très classique récit d'apprentissage sur la fin de l'enfance et le passage à l'âge adulte même s'il en conserve les codes.
Sur la question du deuil, A Chiara va encore plus loin puisque Jonas Carpignano filme au fond le travail de deuil des vivants. Le deuil n'est en effet pas qu'une relation qui nous lie à nos morts, il charpente nos vies où les vivants, eux aussi, passent comme des fantômes qu'il faut oublier : un amour perdu, une amitié brisée ou, comme c'est le cas dans A Chiara, le père et une famille unie relativement insouciante.
On nous objectera que le travail du deuil est d'ordre psychologique et que forcément les films qui traitent du sujet le sont par extension. Certes, mais le cinéma psychologico-réaliste académique que nous ne cessons pas de critiquer et que nous ciblons encore dans ce texte, ce cinéma de l'image-action qui constitue la majorité de la production (selon les mots célèbres de Gilles Deleuze), ce cinéma plat et monochrome qui circonscrit le sens, A Chiara s'en détache en construisant différents niveaux de sens et en travaillant les subtilités de la perception de son héroïne et du monde dont elle doit faire le deuil.
Le récit de A Chiara conserve certes un ancrage réaliste, notamment lorsque Chiara est envoyée en famille d'accueil par les services sociaux qui s'occupent des cas comme le sien. Elle est placée chez une pédiatre qui a deux enfants. Cet ancrage crée une forme de décalage et une coupure nette avec l'intimité de la jeune femme auquel a accès le spectateur. Une ellipse nous amène à la fin du film et à la fête d'anniversaire de la jeune femme qui a désormais 18 ans. Une amie à elle tient un discours et la caméra s'attarde sur les yeux de Chiara qui la regarde d'en bas. On distingue clairement son émotion puisqu'évidemment, c'est le spectre de la fête d'anniversaire familiale où son père n'avait pas souhaité faire de discours qui remonte à la surface. La scène est puissante et l'épiphanie, la seconde du film, d'une grande force, car le bonheur n'est pas entièrement retrouvé, il est entaché par le deuil des vivants, l'absence et les fantômes du passé. Ces fantômes se matérialisent même dans une scène ultérieure où Chiara voit les ombres de sa famille dans le miroir de sa salle de bain.
Si A Chiara distille ses deux épiphanies, c'est parce que le film est une affaire de craquement dans la perception où l'imaginaire s'introduit et dissémine ses potentialités. Il n'est pas question d'étouffement ou d'enfermement, ni de soumission à un récit ou à une réalité dont il faut subir le poids infernal, ni même d'une lutte harassante contre la fatalité, soit une partie des pièges tendus par le moule psychologico-réaliste, mais d'un travail de deuil doté d'une étrange porosité. Répétons-le : A Chiara évite de peu cet académisme. Mais comme tout film qui parvient à approcher la complexité du deuil, il y a toujours autre chose, des affects, des rayons verts qui finissent par éclore, à l'image de ce moment où Chiara, épanouie et entourée de ses nouveaux amis, retient ses larmes, parvient à ne pas s'effondrer, tandis que la spectralité de son deuil des vivants est loin de l'avoir quittée.