« 11 minutes » de Jerzy Skolimowski : Ballet mécanique
11 minutes tient de l’exploit quasi-sportif en réussissant à tailler en 81 minutes chrono un cristal de situations hétérogènes tournoyant autour de la même unité de lieu (un quartier du centre de Varsovie) et de temps (les 11 premières minutes de la 17ème heure d’une journée). Le maître horloger jette toutefois sur son mécano néo-baroque un drôle de regard. La misanthropie est la tâche dans l’œil noir du démiurge, ce précurseur sombre des catastrophes annoncées dont le brio est le doigt qui, même s’il est d’honneur, s’y enfourne jusqu’au bras.
Gestes acrobatiques et formules pathétiques
Jerzy Skolimowski a toujours été un cinéaste acrobate. Un fil-de-fériste du geste tracé en diagonale des genres et leurs disciplines. Un funambule tenant l’équilibre du style par-dessus les terrains accidentés de la fiction et le trou d’air des ellipses. L’acrobatie est la sienne en étant aussi celle des personnages quand des logiques contraintes les poussent à l’exécution à haut risque de mouvements heurtés, dérapages pas toujours contrôlés et folles embardées. La grâce d’une remise sur pieds, si elle est gagnée, ne l’est qu’à l’arrachée. Les zébrures d’une énergie vitale contrariée consistent alors à résister aux lois de l’entropie dont les chutes manifestent la bouffonnerie de ses dissipations.
Déjà, le premier film, un court-métrage intitulé Boks (1959) esquisse timidement les principes d’un geste vitaliste, qui a la préoccupation du souffle et ses énergie contraires, le souci de ses rythmes et contre-rythmes. Le geste anime aussi la pratique d’une peinture imprégnée d’expressionnisme abstrait, en relève d’un cinéma dont le désir avait alors déserté son génial praticien, entre le ratage de Ferdydurke (1991) d’après Witold Gombrowicz et le retour en grâce de Quatre nuits avec Anna (2008). Il s’accorde déjà à la grande agitation des personnages des films polonais des années 1960, la fébrilité le disputant à l’indécision chez des garçons soumis à l’instabilité de leur génération, à l’instar d’Andrzej Leszczyc (interprété par le cinéaste) dans Signes particuliers : néant (1964), Walkower (1965) et Haut les mains ! (1967)(1). Leur succèdent Marc (Jean-Pierre Léaud) dans Le Départ (1967) réalisé en Belgique ou encore Mike (John Moulder-Brown) dans Deep End (1970) tourné à Londres. L’enfièvrement tantôt s’abat sur des jeunes secoués par les affres de leur âge (encore avec Jerry « Skol », le fils du cinéaste interprétant celui du réalisateur de Success is the Best Revenge, 1984), tantôt sur des hommes mûrs dont l’existence se trouve diversement chamboulée, sur un plan social (Moonlighting – Travail au noir, 1982) ou fantastique (The Shout – Le Cri du sorcier, 1978), sur un plan sexuel (Quatre nuits avec Anna) ou guerrier (Essential Killing, 2011).
Comme si les orientations complémentaires de l’installation et de la maturité, qui sont celles de la maîtrise et la sérénité qu’elle promet, étaient hors de portée. L’agitation pouvant aller jusqu’à la dislocation a des intensités qui sont des giclées, des ruptures jaillissant au carrefour de bouillonnements intérieurs et de turbulences extérieures. À coup de décrochages, de stases et de courts-circuits, la farce et la tragédie finissent alors de s’opposer en s’attirant jusqu’au vertige mimétique. La beauté du geste, dans les inflexions d’un corps sorti hors des gonds de l’ordinaire, c’est peut-être tout ce qu’il resterait, et qu’il faudrait sauver d’un ruineux éparpillement, le reste gracieux d’un recours assuré depuis des chutes dont le catastrophisme aurait pour fond originaire le clinamen du matérialisme atomistique de Lucrèce. D’un côté le frénétisme générationnel et cathartique, celle de Haut les mains !, de l’autre les malheurs d’une solitude frisant l’autisme, celle de Quatre nuits avec Anna, prennent l’allure chorégraphique d’un ballet témoignant d’un profond pathétisme. Avec les corps remuants qui se démanchent en étant la proie d’élans contraires, les images innervées de leurs soubresauts, les équilibres mesurés de la représentation sont malmenés par les contrepoints d’une esthétique qui a autant la passion des excès que celle de leur stylisation.
Un passage décisif pourrait être celui du pathétique au pathos : c’est ce qu’Aby Warburg appelait le « Pathosformel », soit les formules pathétiques qui abondent dans le cinéma de Jerzy Skolimowski, avec ses passions, ses gesticulations et ses dépositions(2). Les personnages skolimowskiens sont des acrobates réquisitionnés par les ballets qui, impromptus, s’imposent à leur existence afin d’y trouver le moyen d’une relève, comme une danse consacrée à la beauté du geste s’arrachant du chaos.
Le zapping néo-baroque d’un maître horloger
11 minutes relève de l’exploit quasi-sportif, celui de réussir à délivrer en 81 minutes chrono un kaléidoscope de situations hétérogènes, reliées entre elles selon des connexions parfois très distantes, en partageant la même unité de lieu (un quartier du centre de Varsovie) et de temps (les 11 premières minutes de la 17ème heure d’une journée quelconque). Ces 11 minutes, Jerzy Skolimowski va dès lors s’amuser à en recomposer constamment la dynamique orthogonale. Peut-être s’inspire-t-il du personnage de Charles Crossley dans Le Cri du sorcier dont le plaisir avoué consiste à conter l’histoire de sa folie en en permutant les termes à chaque nouvelle narration. L’abscisse est un principe de simultanéisme. Chaque face du kaléidoscope s’expose donc, concomitante d’une dizaine d’autres qui se coupent en taillant un cristal tournoyant autour du même noyau spatio-temporel. En ordonnée prime un vecteur de perspectivisme. La vérité du récit se soutient en effet de la variété d’une vingtaine de points de vue, comme autant de chas d’aiguilles par où passe et repasse l’énergie du cinéaste fil-de-fériste. Les joints de la narration déploient ainsi un théâtre des opérations, à la fois dense et circonscrit, l’ampleur cristalline d’une ambition pluridimensionnelle, héritière des grands montages de l’art moderne, en particulier le cubisme.
Jerzy Skolimowski impose un brio constructiviste qui laisserait pas mal de ses pairs sur la ligne de départ, voire sur le carreau. Comme s’il avait voulu rattraper le temps perdu de 17 années de pause cinématographique avec une manière riche et néo-baroque, capable de tresser plusieurs bribes de fiction dont la fragmentation se verrait compensée par l’éparpillement de points de suspension et leurs connexions, aussi improbables soient-elles. Les liaisons sont découvertes à retardement comme les rapprochements sont valables métaphoriquement, au service de la structure d’un récit monté-démonté-remonté par un horloger passé maître dans les effets de parallaxe. On ne s’étonne pas que 11 minutes démarre sur les chapeaux de roue d’un zapping alternant des vues prises sur un téléphone portable, la caméra d’ordinateur et un split-screen de vidéosurveillance. Son dernier plan expose l’ idée directrice d’un kaléidoscope faussement aléatoire et réellement maîtrisé. Avec la profusion de situations, une écume qui trouve ses métaphores avec le crachat et la neige carbonique, et les acrobaties nécessaires au tissage de leurs relations, sur un terrain qui ressemble furieusement à une planche savonneuse, Jerzy Skolimowski tient en équilibre sur le fil de fer du sens et du non-sens, le virtuose virevoltant au-dessus des gouffres qui sont aussi celles de sa vanité de démiurge.
Un peu comme Mulholland Drive (2001) de David Lynch, et combien de films de Raul Ruiz et Federico Fellini, Jerzy Skolimowski offrirait avec 11 minutes son propre bouquet satellite. Les chaînes de télévision disponibles sont aussi variées que spécialisées, les chaînes dédiées aux drames et au genre policier, d’autres à la comédie et au genre fantastique, chaînes d’actualités et de clips.
11 minutes de temps diégétique, 11 histoires narrées et 81 minutes de durée cinématographique : 11 minutes fait se jeter ses histoires les unes sur les autres, jusqu’à une apothéose orgastique, du crachat au crash, dont on voit bien que le cinéaste, méticuleux pyrotechnicien, ne veut en rien foirer la mécanique apocalyptique. Une actrice passant un casting tendu comme un traquenard pervers et son mari affublé d’un coquard qui essaie de la sortir de ce mauvais pas ; des ambulanciers ayant maille à partir avec les habitants d’un immeuble vétuste ; un livreur sous cocaïne et son père ex-taulard reconverti dans la vente de hot-dogs ; un couple qui se sépare et un groupe de nonnes ; un jeune braqueur et un vieux peintre du dimanche ; un ouvrier du bâtiment retrouvant le temps d’une pause sa maîtresse, des policiers derrière leurs écrans de vidéosurveillance et le tournage d’un film sur un pont par-dessus la Vistule : un précipité d’humanité est livré aux conséquences fortuites de l’interdépendance sociale comme des courts-circuits, sujet d’un catastrophisme dans l’inspiration de René Thom, penseur de la théorie des catastrophes, branche de celle des bifurcations.
11 minutes est toutefois le film d’une jouissance paradoxale. Le raffinement technologique des interrelations participant à l’éventail des interconnexions, les interfaces numériques en relais des surfaces miroitantes : tout conspire à la production insensée mais logique de la catastrophe (la plupart des personnages meurent dans la grande explosion finale). La catastrophe est en effet paradoxale en ce qu’elle dévoile le caractère programmatique de son imprévisibilité. Le paradoxe finirait en aporie s’il n’y avait pas un geste de diagonalisation, arrachant au désastre qui ne peut pas ne pas arriver la beauté fugitive de quelques gestes qui vaudraient le coup qu’on s’en souvienne.
L’œil noir du précurseur sombre
Il y a une petite musique pénible que l’on entend à chaque instant de 11 minutes, c’est le ricanement de Jerzy Skolimowski. La modernité urbaine d’une Varsovie repeinte aux couleurs triomphantes du néolibéralisme, si semblable en effet à Londres quand on regarde la capitale polonaise en plan large, atteint en plans plus resserrés le point d’ébullition d’une cocotte-minute finissant par exploser en plein vol. Ou d’une bulle de savon dont l’éclatement est une petite épiphanie délivrant un arc-en-ciel quasi-imperceptible. Le ciel tombe d’ailleurs littéralement sur la tête des personnages comme si une guerre venait d’être déclarée, troisième guerre mondiale d’un capitalisme planétaire saturé de ses contradictions sans résolution. L’image n’est pas vaine pour un homme victime d’un trauma d’enfance quand la maison familiale à Varsovie s’est effondrée sur sa tête à la fin de la guerre. Le problème du film tient cependant à ce que le cinéaste ricane plutôt qu’il ne rit, moins bouffon que sardon, son burlesque gonflé d’ironie. Le démiurge ricane, du haut de la position de Sirius du surmoi. Son désir d’exprimer en formules de pathos la fougue contrariée de ses personnages tombe trop souvent dans la jouissance grinçante d’un catastrophisme mérité, en général et en particulier.
Dans 11 minutes, on l’a dit, la virtuosité est grande en participant à susciter des moments d’emballement qui peuvent être parfois de ravissement. Quand le geste glisse sur la peau des situations en trébuchant gracieusement sur la recomposition perpétuelle de leurs perspectives, il peut en particulier arracher à tel flottement de la conscience (une actrice lutte contre les effets du somnifère que lui a donné son mari) la diaphanéité d’une évanescence recoupant les battements mêmes de l’image quand elle est ralentie. Ces battements trouveraient à se manifester ailleurs, avec ce papillon (peut-être imaginaire) harcelant le livreur excité dans un ascenseur par son addiction à la cocaïne. L’éclat brisé des surfaces réfléchissantes, avec une colombe se projetant sur un miroir et d’autres corps tombant les uns sur les autres à travers des vitres, se fixerait de manière paradigmatique dans la montre cassée du mari jaloux. Les lignes narratives se croisent en s’étoffant les unes les autres, par exemple encore quand on découvre les liens partagés par certains personnages, d’autres se frôlant en faisant ou non connaissance. La complexité du récit déploie le cercle de ses corolles dont les reflets en induisent d’autres, comme un palais des glaces ou le Panopticon d’un surveillant paranoïaque. Ainsi, avec le développement cristallin de circuits reliant le virtuel à l’actuel, la flamme du fer à souder de l’ouvrier en bâtiment peut toucher la bouteille de gaz du vendeur de hot-dogs pour une explosion jusqu’à présent vécue sur le mode subjectif de l’implosion psychique, à force de fébrilité, de nervosité jalouse ou d’agitation sous cocaïne.
Kaléidoscope ou zapping, le maître horloger a sur son mécano néo-baroque un œil noir. Une tâche de peinture noire semble faire écho en effet à cette chose mystérieuse aperçue dans le ciel par plusieurs personnages. Elle annonce le pixel mort de l’écran de vidéosurveillance comme la fumée de l’explosion finale qui, là encore, n’est plus qu’un point noir sur l’ensemble des écrans vidéo recouvrant le dernier plan, triomphe d’une vision panoptique. L’autorité démiurgique, soulignée par la rime d’une récurrence télévisuelle aux avertissements prophétiques, ricane depuis les hauteurs infernales de sa supériorité. L’exploit est olympien mais Zeus n’a que trop l’habitude ces derniers temps de crever les yeux. La chose étrange aperçue dans le ciel n’est au fond que l’œil noir du sombre précurseur se préparant à sanctionner de ses éclairs les pantins d’une activisme forcené. Leur nihilisme rejoint cependant le sien. Certains éclats coupants comme le diamant peuvent, certes, électriser la sensibilité du spectateur, à l’instar de cette infiltration d’eau remontant le cours du temps avec un fond de guitare saturée, ou ces mains glissant l’une dans l’autre dans la grâce d’un ralenti. D’autres témoignent, en dépit d’un réel talent de plasticien, d’un rabâchage figuratif revenu des citations de Francis Bacon dans Le Cri du sorcier. L’œil noir tient du punctum caecum, la tâche aveugle dans l’œil du maître dont la virtuosité est le doigt qui, même d’honneur, s’y enfourne jusqu’au bras. L’œil blessé du mari jaloux en indiquerait la valeur symptomatique, la photo de l’actrice avec son œil recouvert d’une plume de paon aussi bien. Le coquard est comme le miroir de vérité d’une parade biaisée, ses zébrures retournées à leur envoyeur en étant renvoyé à sa cécité.
Jerzy Skolimowski s’ingénie à multiplier tous azimuts les coups de force (le mari jaloux tenant au-dessus du vide et à bout de bras sa compagne ne peut que la lâcher quand le service de sécurité de l’hôtel lui tombe dessus) et les morceaux de bravoure (le point de vue le plus radical est celui d’un berger allemand, le chien étant comme on le sait un animal privilégié depuis Signes particuliers : néant). Le sympathique cabot qui figure avec sa maîtresse la seule exception à la règle d’une apocalypse annoncée est porteur du nom qui en dit la vérité : il se nomme Bufon. La vérité est éminemment shakespearienne pour l’auteur d’un court-métrage de jeunesse en 1960 intitulé Le Petit Hamlet (il se trouve aussi qu’il est le propriétaire dudit canidé). Le Cri du sorcier faisait également entendre de la bouche d’un aliéné une sentence proverbiale de Macbeth, celle d’une histoire pleine de bruit et de fureur, racontée par un idiot et qui ne veut rien dire. La bouffonnerie serait-elle donc celle d’un monde qui croyait tourner rond autour des gonds du marché des intérêts en se découvrant profondément insensé ? Le bouffon l’est néanmoins d’un roi borgne d’être si peu idiot. L’horlogerie moderniste de 11 minutes paraît ainsi quelque peu datée. Les aiguilles du style marquant effectivement un retard plutôt qu’un contretemps, du spectre du 11 septembre 2001 au morcellement perspectiviste d’un événement obscur comme dans Elephant (2003) de Gus Van Sant, autre bombe à retardement, en passant par les synthèses autoritaires du cinéma plus fortes et que les analyses abstraites de la vidéo déjà largement éprouvées par Michael Haneke durant les années 90.
Pire, 11 minutes se débrouillerait pour coincer tout le Décalogue (1988) de Krzysztof Kieślowski, chef-d’œuvre de perspectivisme polonais, dans la boule à neige d’un film comme Collision (2004) de Paul Haggis, malgré une maestria égale à celle de Brian De Palma, autre cinéaste chorégraphe. La préférence ira donc au berger Bufon, contemporain du Roxy Miéville de Adieu au langage (2014) de Jean-Luc Godard, en attendant l’âne revenu de Robert Bresson dans Eo – Hi-Han (2022).
L’énergie est grande et le geste intempestif, l’électricité est palpable et l’humeur corrosive, la fougue toujours moderne d’un cinéaste alors âgé de 80 ans, et encore désireux d’en découdre avec une actualité qui demeure catastrophique. Mais la virtuosité de 11 minutes est celle d’un dispositif tournant à vide, au seul bénéfice des moulinages acrobatiques d’une vision dont le surplomb fait tomber la hauteur de vue démiurgique dans le marais plombé du constat misanthropique. La beauté du geste en ses quelques touches manifestes, en faisant ici ou là persister un sens haptique, ne peut décemment sacrifier ses figures, ainsi que la puissance de pathos qui peut les caractériser, sur l’autel sacrificiel d’un ballet pathétique dont la vitalité se paie à faire l’huilage d’une mortifère mécanique.
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Notes