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Le bar du mistral dans Plus Belle la vie
Le Majeur en crise

Les typologies sociales de « Plus Belle la Vie »

Thibaut Grégoire
Premières pistes de réflexion autour de « Plus Belle la Vie » : Comment la série représente-t-elle les différentes couches de la société et les différents corps de métiers ? En tant que microcosme où se retrouvent tous les personnages de la série, quel rôle y joue le bar du Mistral ?
Thibaut Grégoire

Autour du Bar du Mistral et des personnages de Plus Belle la Vie

À l’exception d’un petit ouvrage sorti en 2013(1), il existe très peu de textes dits « sérieux » sur Plus belle la vie, seul exemple de soap quotidien dans le paysage audiovisuel français. Il est vrai que les écrivains, les philosophes, les théoriciens et les critiques de cinéma n’ont probablement pas le bagage pour pouvoir en parler, puisque peu d’entre eux regardent le programme, ou avouent le regarder.

Récemment, les papiers des magazines et quotidiens, ainsi que des revues en ligne, parlaient de Plus belle la vie sous l’angle du scandale, mettant en lumière des scènes jugées osées, sinon déviantes – une sexagénaire consommant du cannabis, un inceste involontaire, etc. Il faut dire que la série passe à une heure de « prime time » sur une chaîne familiale et ses filières régionales (France 3) et qu’elle s’expose donc presque instantanément à une réaction médiatique directe et au jugement moral. En réalité, Plus belle la vie joue avec ce retour des médias et du public, car la série tend à aborder le plus de sujets de société possibles et à soulever les questions délicates qui parsèment l’actualité, en provoquant une réaction chez son spectateur. Elle a toujours fonctionné comme ça et certains considèrent même qu’elle a joué un rôle déterminant dans l’évolution de certaines idées, notamment dans le recul de l’homophobie auprès d’une cible âgée.

Mais sous cet aspect moral et didactique de la série soulevant la plupart des questions que se posent les médias qui en parlent, le corps même de Plus belle la vie, son squelette, reste inexploré. Toute série crée sa mythologie, son espace fictionnel propre, et Plus belle la vie le fait sur base d’une certaine conception de la réalité de la société française actuelle. Si les premiers épisodes avaient comme ambition revendiquée de faire la chronique « réaliste » d’un quartier de Marseille, la série s’est très vite heurtée aux impératifs de l’audimat et a vu ses scénarios « redynamisés » par l’arrivée d’éléments plus romanesques, issus de sagas familiales façon Dallas ou des séries policières. On se trouve donc au bout du compte devant un produit hybride, qui amène la culture du rebondissement, du grand-guignolesque et du « cliffhanger » sur une base prétendument réaliste.

Mais comment la production et les scénaristes conçoivent cette base réaliste ? Quelle est l’idée que donne la série de la société française, en prise avec l’actualité ? Comment sont représentées les différentes strates de la société, les différents corps de métiers ? Quels sont les différents pôles majeurs de cette société fictionnalisée ? Et quelles sont les relations, les interactions entre les différents groupes sociaux dépeints dans cette description télévisuelle d’une réalité fantasmée ? Ces quelques pistes permettront peut-être de mieux cerner la manière dont Plus belle la vie tente de représenter la société française, à mi-chemin entre reflet de la réalité et fantasme d’une société « chorale » où l’ensemble des individualités forme une collectivité.

Topologies, fonctions et temporalités d'un microcosme

La série s’articule autour d’un centre névralgique, le quartier imaginaire du Mistral, qui est le point de départ de plus ou moins toutes les intrigues, et le point de rencontre entre des personnages a priori peu susceptibles de se côtoyer. Ce décor artificiel – dans tous les sens du terme, puisque le quartier du Mistral est recréé en studio – sert donc de catalyseur pour induire la rencontre, le dialogue social, la solidarité entre les différentes couches de la population. Cette base aurait presque des allures d’idéal de valeur, voire d’idéal politique, mais il est évident que sa fonction principale est plus scénaristique que sociale. Pour qu’un grand nombre de personnages puissent coexister dans un même espace-temps, Plus belle la vie a donc organisé ce quartier en le réduisant presque totalement à une seule place, sur laquelle trois grands pôles attirent des personnages de milieux sociaux différents. Il s’agit bien évidemment de trois commerces : le Bar du Mistral, l’Hôtel Sélect – devenu récemment Le Céleste – et le salon de beauté Les Belles du Mistral, également équipé d’une salle de sport, histoire d’attirer une clientèle mixte.

Mine de rien, le choix de ces trois types de commerce en dit long sur l’idée de la France et des Français que charrie la série, entre consommation de petits verres en terrasse, ou accoudé au bar, et délassement ou entretien physique au salon de beauté/salle de sport. Notez bien qu’il n’y a pas de librairie ni même de bureau de presse sur la place du Mistral, censée représenter la place française typique en région. Si l’on suppute que le spectateur de Plus belle la vie est également un spectateur de France 3, et de télévision en règle générale, pourquoi aurait-il besoin d’une caution culturelle ? Il n’a pas besoin de lire le journal puisque tout est dit dans les journaux télévisés, pas plus que de lire des livres puisque France 3 et d’autres chaines lui proposent un assez large panel de divertissements en tous genres pour qu’il n’ait plus trop de temps à tuer lorsque ce dernier devient "libre".

Plus étonnante est l’absence d’une épicerie ou d’un magasin d’alimentation. Bien évidemment, ces commerces existent dans le monde fictionnel de Plus belle la vie et peuvent être évoqués au détour d’un dialogue, mais ils n’apparaissent jamais à l’écran. La série donne l’impression que tous ses protagonistes se nourrissent au restaurant, que ce soit au Bar du Mistral – qui n’est donc pas qu’un bar et se transforme, de saison en saison, en véritable restaurant gastronomique – ou dans d’autres établissements – souvent en terrasse, quelle que soit la période de l’année. On voit d’ailleurs assez rarement les personnages manger, à proprement parler. Il est vrai que les scènes de dîner induisent une diminution du débit de parole, et Plus belle la vie étant une série axée essentiellement sur le dialogue, les scènes de « repos verbal » sont quasiment inexistantes.

Si le microcosme artificiel qu’est la place du Mistral représente la sphère des loisirs et du temps libre pour la majorité des personnages de la série, la sphère professionnelle est, elle, forcément plus étendue et diluée dans l’espace, mais moins que l’on ne pourrait le croire. En effet, pour des raisons scénaristiques évidentes, il faut que les personnages continuent de se côtoyer dans le cadre du travail et que les sphères professionnelles et privées communiquent pour une meilleure fluidité narrative. La série opère donc une subdivision des personnages en groupes. Plus que des groupes sociaux, il s’agit de groupes professionnels. Si cette subdivision pourrait apparaître de prime abord comme déterministe et clivante, elle ne l’est en réalité que très peu, au vu de la manière dont les intrigues s’articulent, opérant souvent un glissement d’un groupe à un autre. Par exemple, lors d’une intrigue policière – cas très récurrent – le cœur de l’intrigue peut glisser du commissariat à l’hôpital – si victime il y a – puis au bureau d’avocats et au Palais de justice, convoquant ainsi pas moins de trois corps de métiers.

Quels sont donc ces différents groupes, ces lieux de vie professionnelle censés représenter de manière plus ou moins fidèle la société française actuelle ? En dehors du secteur commerçant, donc polarisé presque exclusivement autour de la place du Mistral, les autres lieux de travail et corps de métiers relèvent majoritairement du service public. Les trois principaux pôles, vecteurs d’une grande partie des intrigues et charriant chacun un nombre conséquent de personnages, sont l’école secondaire, le commissariat de police et l’hôpital, auquel on peut ajouter, en tant que lieux satellites, le bureau d’avocats, le palais de justice et la rédaction d’un journal – devenu, dans l’air du temps, un journal en ligne. Il est donc à noter que, si le secteur commerçant et le service public sont bien représentés dans la série, aucun des personnages principaux – voire même secondaires – n’exerce de métier artistique. Dans Plus belle la vie, le métier a un rôle fonctionnel, et le domaine artistique ne serait apparemment pas apte à donner lieu à des intrigues captivantes, rythmées de rebondissements.

Si la police, la santé et l’enseignement national sont plutôt bien traités par la série – peu de flics corrompus, de mauvais médecins ou de mauvais profs dans les personnages principaux – les fonctions de journaliste et d’avocat sont vues de manière beaucoup plus circonspecte par les scénaristes, qui n’hésitent jamais à confronter un journaliste à l’éthique irréprochable à un(e) autre, beaucoup moins regardant(e) sur la déontologie (Sacha Malkavian face à Eugénie Grangé), ou un avocat honnête à un avocat véreux (Céline Frémont face à Claire Mougin ou, récemment, à Abdel Fedala, passé du côté obscur). La manière insidieuse dont les scénaristes sous-entendent des connexions entre les avocats et autres procureurs avec des sphères troubles – grand banditisme ou monde politique, qui sont presque présentés de la même manière, avec des codes semblables – en dit long sur le positionnement de la série par rapport à son public.

Mais il ne faudrait pas non plus taxer trop rapidement Plus belle la vie de populisme, tant le rythme intense d’une série quotidienne permet d’explorer des pistes – narratives et idéologiques – variées, jusqu’à dire tout et son contraire. En effet, la série se veut avant tout grand public, rassembleuse. Il y a donc une volonté de traiter les intrigues et les sujets avec une grille de lecture la plus large possible. Ainsi, quand des thèmes tels que l’adoption par les couples gays ou l’euthanasie seront abordés, les défenseurs du "pour" et du "contre" seront équitablement entendus à travers l’opinion de personnages politiquement marqués, avant que la série ne tranche en faveur de l’un ou de l’autre. Pour ce faire, Plus belle la vie a souvent recours aux plus stéréotypés de ses personnages, dont les spectateurs avertis savent s’ils se placent à gauche ou à droite de l’échiquier politique. Ainsi, la prof de français Blanche Marci, le patron du bar Roland Marci et son fils homosexuel Thomas défendront presque à coup sûr les idées de gauche, tandis que les hommes d’affaires Charles Frémont et Vincent Chaumette ainsi que la bigote Mirta Torres soutiendront les thèses de droite. La série se sert ainsi de stéréotypes pour aborder « objectivement » des sujets d’actualité et recréer le débat au sein de son microcosme fictionnel. Si les résultats de cette technique scénaristique vont plus souvent dans le sens d’un politiquement correct apaisant que d’une véritable progression des idées et de la réflexion, la tentative a au moins le mérite d’exister.

Dans ce même ordre d’idée, il est aussi intéressant de voir la manière dont la série articule les rapports et les relations entre les différents personnages, et donc entre les différents corps de métiers. Pour tisser des liens entre les différentes sphères, rien de tel que de lier un policier à une infirmière, un barman à un chirurgien, etc. Les couples que forment les personnages dans la sphère privée sont presque toujours « mixtes » au regard de la sphère professionnelle. Mais cette répartition a malgré tout ses limites, puisque la série tend à garder une certaine « crédibilité sociale », selon les critères des scénaristes et de la production. Ainsi, le couple formé par la prof de français Blanche Marci et le brigadier de police Jean-François Leroux a vu le jour de manière laborieuse, l’union d’une femme diplômée et cultivée avec un petit flic sans envergure, amateur de foot et de country, étant apparemment peu crédible aux yeux de scénaristes qui hésitent pourtant très rarement à faire passer des pilules bien plus grosses à leurs spectateurs. D’autre part, le couple le plus stable sentimentalement est le seul à être composé de deux membres d’un même corps de métier – le lieutenant de police Jean-Paul Boher et la brigadière Samia Nasri –, preuve indirecte que la production croit peut-être moins à la mixité sociale qu’elle ne veut bien le montrer. Comme quoi, l’ouverture d’esprit revendiquée par la série – au niveau des sujets abordés et des points de vue défendus – n’est pas aussi évidente et trouve ses limites dans les détails.

Enfin, il est intéressant de constater que pratiquement tous les personnages principaux de Plus belle la vie – à tout le moins les récurrents du moment, et cela depuis déjà quelques années – habitent dans des appartements, voire des chambres d’hôtel, qu’ils soient célibataires, en couple, pères ou mères de famille, etc. Si cet état de fait peut trouver une explication pratique dans des commodités de tournage – il est plus facile de recréer les décors d’un appartement que d’une maison entière –, on peut également y voir une manière de placer les personnages dans une réalité économique actuelle. C’est ainsi que la série donne à voir des adultes touchant un salaire probablement décent habiter en colocation. Blanche Marci partage par exemple son appartement avec sa collègue de travail, la prof de maths Coralie Blain, tandis que l’infirmier urgentiste Stéphane Prieur vit en colocation avec son ami Benoît Cassagne, le travailleur social de l’hôpital. Là encore, on peut constater l’influence du milieu professionnel sur la sphère intime, puisque les colocations se font par corps de métier. Dans ces cas précis, il n’est pas très étonnant de retrouver ces personnages dans des appartements. Il est par contre plus curieux de ne pas retrouver l’homme d’affaire Vincent Chaumette et sa compagne cadre supérieur dans une maison. Comme il paraît aberrant que deux retraités tels que Wanda Legendre et Charles Frémont (homme d’affaire déchu et fauché), ainsi que le petit prof d’anglais débutant Nathan Leserman, occupent chacun une chambre d’hôtel à l’année. Si aucun personnage de Plus belle la vie n’a un métier artistique, bon nombre d’entre eux semblent abonnés à la « vie de bohème », traînant à longueur de temps dans des chambres d’hôtel ou des appartements à peine meublés. La série semble donc se complaire dans un compromis entre réalité du logement et mode de vie fantasmé, recréant dans un Marseille de fiction un idéal parisien de bourgeois bohème. Plus belle la vie a beau se réclamer du régionalisme revendiqué par la ligne éditoriale de France 3, elle n’échappe pas à un inconscient collectif de la production télévisuelle et cinématographique française, finalement très ancré dans la culture des grandes villes et plus particulièrement parisienne.

Conclusion

Ces quelques observations succinctes permettent de se rendre compte de quelques paradoxes à l’œuvre dans Plus belle la vie. Il faut dire que la série jongle avec un nombre impressionnant d’impératifs et se doit de respecter un cahier des charges probablement énorme, dû à la diffusion presque ininterrompue en quotidienne et à une heure de « prime-time », ainsi qu’au statut familial et régional de la chaîne qui l’héberge. Si elle n’échappe pas aux tares qui menacent tout programme tenu par des impératifs d’audience et par une certaine idée que se font les producteurs et les scénaristes de leur public cible – démarche plus publicitaire qu’artistique –, Plus belle la vie tend néanmoins à affirmer son statut de série sociologique et à parfois braver le politiquement correct ou même à affirmer des idées très marquées – à l’aube de 2012, les personnages souhaitaient presque unanimement un « grand changement au mois de mai ». Mais cela se fait aussi au prix d’un didactisme appuyé, d’une diversité de points de vue qui finit par lisser toute prise de position, et d’un populisme automatique sur quelques « grands » sujets du café du commerce franchouillard. Si mineure soit-elle sur le plan artistique, une production aussi pléthorique ne peut qu’intriguer, ne serait-ce que par l’intérêt qu’elle suscite auprès de son public fidèle, ou des techniques scénaristiques systématiques – ou roublardes, au choix – qui lui permettent de capitaliser sur son aspect feuilletonnant. Le but ici recherché n’était pas de donner une idée précise et définitive sur la série, mais plutôt d’avancer quelques pistes d’étude et de réflexion sur la manière dont elle conçoit le monde et la société qu’elle recrée, et dont elle nourrit son microcosme fictionnel en jouant sur l’attente de ses spectateurs.

Notes[+]